Ces derniers temps, en France, les représentations de L’Opéra de quat’s sous semblent majoritairement confiées à des acteurs qui s’essayent à chanter : la Comédie-Française a presque le monopole des productions, avec la mise en scène de Laurent Pelly, qui marquait l’entrée au répertoire de la maison en 2011, puis celle de Thomas Ostermeier présentée dans le cadre du festival d’Aix-en-Provence en 2023 (sans parler du Berliner Ensemble de passage à Paris). Il vaut donc la peine de faire un petit voyage chez nos voisins des Pays-Bas pour en découvrir, grâce à Opera Zuid, une version où, à part le personnage principal, tous les rôles sont interprétés par d’authentiques chanteurs lyriques. La musique de Kurt Weill le mérite bien, et la diversité des univers auxquels elle se réfère – cabaret, certes, mais aussi opérette, voire opéra – s’en trouve d’autant mieux reflétée.
 

L’Opéra de quat’ sous par OperaZuid © Joost Milde

Pour autant, la mise en scène signée Servé Hermans, venu du théâtre parlé, ne sacrifie en rien l’efficacité théâtrale, et propose un spectacle sans aucun temps mort. L’orchestre Philzuid, préparé par Enrico Delamboye qui est remplacé pour deux soirs par Lochlan Brown, occupe tout le fond du plateau – on redoute d’abord que le son reste un peu lointain, mais cette crainte est vite dissipée – l’action se déroulant au premier plan, grâce à plusieurs éléments mobiles : la maison des Peachum, l’entassement de meubles volés pour le mariage de Macheath, un grand escalier métallique et un proscénium/rideau en guise de théâtre dans le théâtre. Quant aux costumes, ils situent l’action dans une Angleterre balayant tout le XX^e siècle, et remontant même un peu avant : avec sa redingote et son melon, Peachum pourrait sortir d’un roman de Dickens, alors que son épouse est une sorte de Margaret Thatcher qui ne lâche jamais son sac à main ; le policier Tiger Brown associe pardessus à épaulettes, pantalon à carreaux extra-large et favoris victoriens ; les prostituées arborent cuissardes et fausse fourrure, Polly s’habille dans Carnaby Street et Macheath porte un superbe costume croisé à rayures mauves et violettes.

L’Opéra de quat’ sous par OperaZuid © Joost Milde

Cet univers très coloré est incontestablement dominé par la performance du comédien Maarten Heijmans, qui confère à Macheath un étonnant mélange d’élégance désinvolte et d’énergie frénétique, recourant parfois jusqu’au mime dans son incarnation. On l’a dit, il est le seul à n’être pas chanteur, mais il sait se servir de sa voix, et donne souvent à son timbre des couleurs nasillardes qui renvoient à la tradition du cabaret. Il forme un savoureux duo avec le Tiger Bron de Marcel van Dieren pour un Chant des canons transformé en numéro de music-hall. Peachum offre peu d’occasions de briller à Huub Claessens, mais le baryton-basse, jadis applaudi dans les Mozart dirigés par Jean-Claude Malgoire, n’en impose pas moins une solide présence scénique. Parmi les bandits, on remarque le ténor Jacques de Faber, habitué des productions d’Opera Zuid. Du côté des dames, les voix séduisantes se bousculent : Maartje Rammeloo est une Polly bien moins naïve que ce n’est parfois le cas et poursuit admirablement un parcours Weill entamé avec Lady in the Dark en 2022 ; Lien Haegeman prête à Mrs Peachum une somptueuse voix de mezzo ; Lucie van Ree est une éloquente Jenny, tandis que Nikki Treurniet, même si elle n’apparaît qu’au dernier acte, fait forte impression en Lucy Brown. Par un bien pardonnable entorse à l’orthodoxie weillienne, le chanteur des rues devient ici une chanteuse et commentatrice de l’action, Kiki Géron ouvrant et fermant la soirée par sa subtile interprétation de « Mackie Messer ».

Laurent Bury

Bertolt Brecht/Kurt Weill, Die Dreigroschenoper (chanté en allemand, dialogues en néerlandais). Théâtre Amare, La Haye, jeudi 27 novembre, 19h45. Spectacle produit par Opera Zuid, en tournée aux Pays-Bas depuis le 14 novembre et jusqu’au 14 décembre