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La Walkyrie selon Calixto Bieito à l’Opéra Bastille – Guerre hybride – Compte rendu

Deuxième volet de la Tétralogie amorcée la saison dernière, Calixto Bieito nous avait laissés au moment où les dieux pénétraient dans le monumental microprocesseur inspiré par le mythe de l’intelligence artificielle. Nous voici désormais à l’intérieur de la machine. Le décor grillagé s’étend sur toute la scène de Bastille : une façade constituée de modules variés, dont un studio d’enregistrement d’où Brünnhilde s’adressera à Siegmund, puis où la vierge guerrière s’endormira. Au-dessous, l’appartement glauque de Hunding et Sieglinde, aux fenêtres fracassées, aux rideaux déchirés. Dès le tempétueux prélude le ton est donné : guerre, apocalypse, désolation. On pourrait être à Kiev ou à Gaza. Les vidéos en noir et blanc, issues d’une télé surveillance, montrent un extérieur contaminé, où la survie n’est possible qu’en combinaison anti-radiations et masque à gaz. C’est ainsi vêtu qu’apparaît Siegmund, exténué, dans le bloc de Hunding, un militaire malmenant sa pauvre femme au foyer.

© Herwig Prammer — OnP
Un couple de rêve
D’emblée, Stanislas de Barbeyrac impose son timbre clair, puissant, humain, d’une intensité qui ne faiblira pas. Son Siegmund, hanté, ravagé, héroïque jusque dans ses Wälse longuement tenus, captive et bouleverse. Il forme avec Sieglinde un couple au bord du gouffre. Elza van den Heever est totalement le rôle, d’abord frêle puis enflammée. Au troisième acte, lorsqu’elle entonne pour la première fois le thème de la rédemption par l’amour, le timbre, la noblesse du chant rappellent les plus grandes wagnériennes. Le souvenir de Léonie Rysanek flotte un instant.

© Herwig Prammer — OnP
Le dieu failli
Au deuxième acte, la dispute Fricka - Wotan se déroule dans un data center : les grandes armoires contiennent non des serveurs mais des dossiers et des sorties d’imprimante, tandis qu’un enchevêtrement de câbles, avec lesquels le roi des dieux joue à s’étrangler, développe la métaphore technologique. Au milieu de ce chaos, Fricka —somptueuse dans sa tenue bleu glacier signée Ingo Krügler — incarne une impitoyable maîtresse femme. Ève-Maud Hubeaux savoure le rôle et torture son époux avec un plaisir évident.
Le Wotan de Christopher Maltman, qui remplaçait en ce soir de première Iain Peterson, n’a rien d’un dieu dominateur : c’est un être brisé, schopenhauerien, tenté par la renonciation et le vertige du néant. Sa relation avec Brünnhilde, teintée d’un trouble quasi incestueux, met mal à l’aise : gestes équivoques, étreintes malsaines, regards déplacés. La vierge souffre, et l’on devine qu’il lui faudra un courage surhumain pour pardonner à ce père veule. Maltman, plus Alberich que Wotan, convainc par la densité du timbre et l’intensité physique. Le manipulateur se complaît à être manipulé, à la fois Loge et Joker d’un monde en perdition.

© Herwig Prammer — OnP
Cyber Walkyries
Le troisième acte redresse une production qui peine sur le plan de la direction d’acteurs. Les intentions sont claires, les symboles lisibles, mais l’incarnation manque souvent de justesse et de finesse : trop de gesticulations convenues, de postures hors de propos. Pourquoi Brünnhilde est-elle saisie d’aussi longues convulsions après avoir embrassé Siegmund ? Faut-il que Wotan trucide lui-même son fils, renvoyant au rang des accessoires le pourtant granitique Günther Groissböck ? Ces incohérences brouillent la lecture et affaiblissent le propos musical.
La très attendue Chevauchée s’avère en revanche un moment de grâce scénique : Walkyries en soldats augmentés, cheval-robot aux mouvements inquiétants, références appuyées aux armées contemporaines. Il ne manque que des essaims de drones tueurs au dessus du groupe vocalement très homogène. Les projections frénétiques en noir et blanc — images de guerre, défilés totalitaires, mangas et BD Marvel — s’accordent aux violons acérés, tandis que tombent les civils, victimes d’une troisième guerre mondiale. L’embrasement final, autour du rocher de Brünnhilde, se déroule dans des volutes de gaz de combat : le père incestueux a semé derrière lui des masques à gaz comme dérisoires protections.

© Herwig Prammer — OnP
Le triomphe de Tamara Wilson
Tamara Wilson incarne une Brünnhilde idéale : voix ample, souple, sans dureté ni écorchures, timbre radieux, présence nuancée. Ses appels au début du second acte comptent parmi les beaux moments de la soirée, laissant présager une héroïne d’une grande endurance pour les deux journées suivantes.
En fosse, Pablo Heras-Casado dirige un Wagner subtil, limpide, d’une précision remarquable dans les pupitres de cordes et de bois. Il fait surgir des couleurs insoupçonnées, des lignes mélodiques rarement mises en lumière. Mais cette science du détail se paie d’un certain manque de souffle et de tension dramatique : il aura manqué, tout au long de la soirée, cette fougue qui emporte tout.
Vincent Borel

Wagner : La Walkyrie – Paris, Opéra Bastille, 11 novembre ; prochaines représentations les 15, 18, 21, 24, 27, 30 novembre 2025 // www.operadeparis.fr/saison-25-26/opera/la-walkyrie
Photo © Herwig Prammer — OnP
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