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Un Requiem allemand & Le Voyage d’hiver à l’Opéra de Rouen – De l’écoute à la vision – Compte rendu

Décidément, l’Opéra de Rouen prend des risques et multiplie les tentatives pour donner plus de liberté à l’écoute musicale ! En voici encore la preuve avec un Requiem allemand de Brahms pas comme les autres et un Voyage d’hiver de Schubert chanté certes, mais accompagné par un quatuor et non le fidèle clavier.

© Caroline Doutre
Brahms à écouter et à voir
Résultant détonnant, surtout pour le Requiem, dans lequel on a coutume de pénétrer comme dans une douce litanie, scandée de marches pesantes et guidée par une infaillible foi en l’éternité. La musique de Brahms est certes puissante autant que coulée, et on a l’habitude de se laisser porter par elle en une lancinante avancée. Et voilà qu’elle se regarde autant qu’elle s’entend. Certes, les oratorios, les Passions de Bach sont de plus en plus souvent mises en scène, un peu, pour les secondes, comme les mystères médiévaux. Ici, modernité oblige, c’est la vidéo qui règne en maîtresse, avec à la baguette une Laurence Equilbey drainant les énergies (et dieu sait qu’elle en a) et menant la grande marche brahmsienne sur fond de décor de destruction. Omniprésent, un avion fracassé, victime de la violence humaine, laquelle n’a rien de contemporain, et des naufragés du cataclysme qui tentent de survivre, en mettant leur seul espoir dans la parole divine : nuit, fumées, cendres, défunts. La patte du vidéaste Woytek Doroszuk est ici habile avec des jeux de lumière écrasants qui créent une ambiance angoissante sans vulgarité trop démonstrative, et les errements des personnages sont subtilement dosés par le talentueux David Bobée.
> Les prochains concerts "Brahms" <

© Caroline Doutre
La germanité la plus sombre
Mais il y a deux façons de recevoir ce concert spectacle : ou l’on peut trouver que la richesse tendue du chef d’œuvre brahmsien n’a pas besoin de cette projection visuelle et qu’elle perd en finesse ce qu’elle gagne en spectaculaire, l’écoute en étant en quelque sorte déviée et la musique se faisant musique de fond. Ou l’on peut accepter la force que la direction comme toujours volontaire et dramatique de Laurence Equilbey avec son merveilleux chœur accentus et l’excellent orchestre rouennais, ajoute au recueillement plus resserré que suscite l’œuvre habituellement. Avec une battue, une violence qui en accentuent la germanité la plus sombre. Et on respire lorsque la danseuse Xiao Liu vient, comme un triste papillon, distiller la grâce de ses mouvements légers dans la douloureuse fresque qui se déroule. L’émotion, même si l’enjeu est plus que chargé, est incontestablement présente, surtout avec les interventions, passagères mais bouleversantes d’Elsa Benoît et de Samuel Hasselhorn.
Fascinante immersion
En revanche il n’y a pas deux façons de recevoir le sombre et fascinant Voyage d’hiver, donné partiellement le lendemain à la chapelle Corneille par le même baryton Samuel Hasselhorn, dont l’Opéra de Rouen a depuis longtemps repéré le talent hors normes, aujourd’hui explosant dans sa série schubertienne chez Harmonia Mundi, avec le non moins splendide Ammiel Bushakevitz au piano. Schubert donc, après Brahms. Son immersion dans l’univers désespéré du Voyage d’hiver est simplement fascinante. Avec cette voix aux mille couleurs, à la diction si pure, passant du bronze à la plus fine dentelle, qui se retourne comme un gant, des protestations véhémentes et brûlées au souffle d’agonie, on retrouve ce romantisme allemand où le héros est toujours malade, dépressif, incapable de supporter la condition humaine.

Samuel Hasselhorn © Nikolaj Lund
Une transcription de David Walter
Et surprise à mettre à l’actif du concert : pour une fois, ce n’était pas le chant du piano qui faisait écho aux douleurs du Voyageur, mais un quatuor à cordes issu de l’Orchestre de Rouen, dans la transcription réalisée par David Walter. L’union des quatre superbes musiciens, Naaman Sluchin et Tristan Benveniste au violon, Agathe Blondel à l’alto et Guillaume Effler au violoncelle donnait à l’ensemble de ces dix-huit lieder choisis parmi les vingt-quatre qui forment le cycle, une tout autre portée sonore, la voix du chanteur-conteur étant comme enveloppée, caressée par des frères : une aventure nouvelle pour Hasselhorn, qui avouait drôlement n’avoir jamais chanté avec un orchestre de chambre ! Et pour lui permettre de respirer un peu le groupe de lieder se trouvait émaillé de trois des six Moments musicaux D 780 (les nos 1, 2 et 3) qui apportaient une bouffée d’oxygène à cette descente à l’abîme, achevée, comme il se doit, sur le Joueur de vielle, scandant l’inanité du voyage.
Nu dans les ténèbres
Tout au long, la voix de Samuel Hasselhorn se faisait torrentielle, ou léger souffle, toujours sans aucune fracture, glissant comme sur le fleuve de la mort, avec un Poteau indicateur qui n’indique rien : je dois suivre une route d’où personne n’est revenu, y écrit Wilhelm Müller, auteur de cette série de poèmes. Déchirant. On pensait, en l’écoutant, à la phrase que Tolkien met dans la bouche de son héros Frodon dans le Seigneur des Anneaux, lorsqu’il touche au terme de son sacrificiel périple : « je suis nu dans les ténèbres ». Que tant de tristesse puisse donner tant de bonheur, telle était la merveille.
Notez que le Requiem allemand sera repris pour trois dates à la Seine Musicale en janvier et, dans la foulée, au Grand Théâtre de Provence (sans mise en scène). Entre temps, accentus aura fréquenté un répertoire tout différent puisqu’il prend part au Robinson Crusoé d’Offenbach que le théâtre des Champs-Elysées accueille du 3 au 14 décembre (1), dans la production de Laurent Pelly.
Jacqueline Thuilleux

> Les prochains concerts en Haute Normandie <
(1) www.theatrechampselysees.fr/saison-2025-2026/opera-mis-en-scene/robinson-crusoe
Brahms : Un Requiem allemand de Brahms – Rouen, Opéra, 4 novembre 2025 ; prochaines représentation à Boulogne (Seine Musicale) les 15, 17 & 18 janvier 2026 // www.laseinemusicale.com/spectacles-concerts/un-requiem-allemand-brahms/
puis au Grand Théâtre de Provence, en version orchestrale, le 21 janvier 2026 // www.lestheatres.net/fr/33-grand-theatre-de-provence
Voyage d’hiver – Rouen, Chapelle Corneille, 5 novembre 2025
Photo © Caroline Doutre
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