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« Graham 100 » au Châtelet – Le grand retour – Compte-rendu

 
La grande dame de la nouvelle danse américaine mourut fort âgée, en 1991, à 96 ans, riche d’une réputation mondiale : au point d’avoir été invitée aux Jeux de Munich de 1936, ce qu’elle eut le bon goût de refuser, et surtout d’un répertoire de 181 ballets qui n’ont pas toujours été reconstitués. Sa marque est telle que tous les chorégraphes d’aujourd’hui la révèrent encore, bien que son héritage ait marqué des démarches bien contradictoires, de Cunningham à Tetley et Taylor.  Une force éternelle, dirait-on, rare dans la danse, et que sa compagnie, désormais centenaire, continue de brandir avec une exceptionnelle ferveur, sous la direction de Janet Eilber, qui a su lui garder son âme… Et une éblouissante virtuosité.

 

Chronicle © MGDC

 
Une passion pour le mythe
 
Pour cette tournée anniversaire, qui aura posé ce superbe et historique ensemble à Paris et notamment au Chatelet où Martha Graham fut toujours adulée, on aura pu retrouver quelques-uns de ses chefs-d’œuvre, remontés parfois avec difficulté, grâce à des coups de chance comme pour Chronicle (photo), la plus belle pièce du programme B, alors que le programme A proposait notamment Errand into the Maze (1947) et Cave of the hear t(1946), emblématiques de sa passion dévorante pour les grands thèmes antiques : « le mythe, disait elle, est une manière de projeter sa psyché en passant du personnel à l’universel. »  

 

Chronicle © MGDC Law

 
Le mouvement ne ment jamais

 
Retour à des racines européennes donc, pour cette native de Pennsylvanie, amoureuse des tracés anciens, qu’elle sut transfigurer. L’austère Cunningham, considéré comme génial, trouvait d’ailleurs qu’elle appartenait complètement au XIXe siècle ! Et pourtant elle fut une révolutionnaire, dans ce pays qui n’avait pas d’héritage classique, et elle sut communiquer à la danse mondiale cette approche du sens du mouvement qui fut sa marque, mouvement dont elle disait aussi qu’il ne ment jamais, l’une de ses maximes favorites
Rien du style langoureux et parfois mollasson d’une Isadora Duncan écolo qui rêvait d’un retour à une nature rousseauiste, mais une rectitude géométrique, une construction où le tourbillon peut se figer brusquement, ce qui permet aux photographes de capter l’essentiel dans des attitudes où couleur et graphisme s’emboîtent en d’admirables tableaux. Avec une ampleur du mouvement rehaussée par le caractère syncopé de la danse, des jaillissements fulgurants, des bondissement secs, et surtout ces cambrés vertigineux où la grande et belle dame n’avait pas son pareil pour faire parler les étoffes comme d’immenses états d’âme, opposant mobile et immobile.

 

Diversion of Angels © MGDC msherwood

 
Explosive intelligence

 
Pour ces retrouvailles avec une compagnie que l’on n’avait plus vue depuis plusieurs années, on a été ébloui d’emblée, par la poésie émanant de Diversion of Angels (1948), qui se concentre sur l’amour, dans toutes ses formes, et crée des images d’une explosive intelligence pour explorer l’état de couple. On aura moins aimé la pièce contemporaine We the people, signée de Jamar Roberts, sur la musique folk évoquée par celle de Rhiannon Giddens, et que la directrice Janet Eilber, ajoute au répertoire de la troupe, à juste titre certes, pour la faire vivre à l’aune de son temps, mais ne peut rivaliser avec la perfection et la profondeur des tracés de Graham : sympathiques ces beaux danseurs qui se lamentent sur un monde qui n’évolue pas vers la meilleur de la fraternité. Mais une danse un peu banale, qui rappelle celle autrement aboutie d’Alvin Ailey, lequel disait la joie et la douleur des champs de coton avec bien plus d’intensité.

 

Diversion of Angels  © MGDC  dbazemore

 
Courbes et cassures

 
 Puis on a suivi avec passion le déroulement de Chronicle, (1936), manifeste politique de Graham contre la guerre, avec des séquences syncopées, proches d’un Balanchine imbibé de Stravinsky, dont la puissance reposant sur le mélange intime de courbes et de cassures aura laissé dans les mémoires des instantanés stupéfiants. Dire que les danseurs sont au-delà des performances, qu’ils bondissent, flottent, ou se figent et se laissent cadrer avec une souplesse hors normes, que tous sont habités par le sentiment d’appartenir à une vaste fresque de quête du mouvement qui conserve sa force, si longtemps après, est une évidence que le public célèbre avec enthousiasme.
 
Un solo pour Aurélie Dupont

 
Petit détail piquant, l’ex-étoile Aurélie Dupont, adepte du style Graham, a glissé pour quelques minutes au sein du spectacle, sa silhouette demeurée fluide et ses bras à l’intensité parlante, dans Désir, un solo conçu pour elle par Virginie Mécène, et rassemblant en un bref album quelques-unes des poses mythiques de la grande Martha.  Pour l’ensemble, une danse à la fois sensuelle et abstraite, qui vole et se resserre, sachant marier merveilleusement les dimensions de spatialité et de réflexion, et magnifiée par les magnifiques lumières de David Finley et Steven Shelley, notamment pour Chronicle : avancée vers les sources d’une danse puissamment expressive que ce mariage de nouveau et d’ancien monde, qui a su en bâtir un autre, et que l’on explore encore avec une curiosité toujours vive.
 
Jacqueline Thuilleux

 

 
« Graham 100 » – Paris, Châtelet, 8 novembre 2025 ; prochaines représentations les 12, 13 & 14 novembre 2025 // www.chatelet.com/programmation/25-26/graham100/
 
Photo © MGDC msherwood 

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