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"Minuit et demi, ou le Cœur Mystérieux" (création) par le Malandain Ballet Biarritz à San Sebastian – Le livre des secrets­ – Compte rendu

 

 
Thierry Malandain n’en finit pas de surprendre, d’émerveiller, d’émouvoir en nous offrant à cœur perdu les rêveries et les angoisses qui l’habitent, en gestes disposés en attrape-cœur, avec un sens des enchaînements qui conduit vers un monde étrange, où il est difficile de retrouver ses propres repères, mais qui séduit par sa singularité.  L’ensemble de son œuvre est comme une carte où il fait bon cheminer, entre fantaisies débridées, tours de force techniques, récits symboliques mais parfaitement structurés, comme ses récentes Saisons.(1) Difficile, certes, de faire reprendre par d’autres corps les secousses qui parcourent le sien propre, ses contrastes, ses déchirements là où les interprètes peuvent ne ressentir que figures, prouesses, attitudes.

 

Nocturnes © Olivier Houeix

Un instinct créateur exacerbé

Heureusement, les danseurs du Malandain Ballet Biarritz, même s’ils ne peuvent pas toujours  se mettre au diapason  des pensées contrastées du chorégraphe, possèdent assez de talent, d’intelligence scénique et de musicalité pour nous éclairer sur cet univers plus que complexe. On le sait, l’heure du départ, à la fin de l’année prochaine, approche pour le directeur de la belle compagnie, par le fait de l’usage légal et non d’un vouloir ou d’un manque quelconque d’inspiration. Car, ce Cœur mystérieux que Malandain nous livre aujourd’hui,  montre que le temps ne modère en rien son instinct créateur. L’exacerbe même.

 

Minuit et demi, ou le cœur mystérieux © Stéphane Bellocq

 
Vers un ailleurs surnaturel
 
Parcours poétique donc, que celui qui commence avec les Nocturnes, de Chopin, créés en 2014 à San Sebastian, et joués sur scène par l’excellent Thomas Valverde, où les corps se saisissent se croisent, s’affrontent ou se fondent en figures très dessinées, sorte de longue file qui court sur la scène comme les modulations de Chopin, fluctuantes, presque arrêtées ou effervescentes. La nuit y enserre les danseurs de sa dure et douce étreinte.
Puis résonnent intérieurement les douze coups de minuit , cela devient Minuit et demi, ou le cœur mystérieux : ils arrivent comme des flèches, bondissant, giclant en un formidable déchaînement,  ces corps passés dans l’autre monde, celui de la Danse macabre de Saint- Saëns, un ailleurs surnaturel dans lequel on va rester puisque Malandain se coule ensuite dans les Mélodies avec orchestre si peu données du même Saint-Saëns, dont il dit adorer le climat et les couleurs envoûtantes. Ici, issues d’un superbe enregistrement où elles sont interprétées par Yann Beuron et Tassis Christoyannis avec l’Orchestre de la Suisse italienne dirigé par Markus Poschner (Alpha) (2), elles vont se trouver enchâssées dans ces temps forts de la féroce Danse macabre, en une succession de sursauts et flottements aériens, ponctués entre autres extraits du sardonique Coucou du Carnaval des animaux.
Il en ressort une rêverie mi-dramatique mi-éthérée, passant du sarcasme des squelettes brinquebalants, battant manteaux noirs ou corps dénudés, aux entrelacs amoureux d’une ronde sans cesse renouvelée, où le désir et la nostalgie des amours perdues et renaissantes suggèrent au créateur Malandain des pas de deux, des ensembles d’une incroyable souplesse, aussi mélodiques que la musique de Saint-Saëns. Tandis que passent sur la scène des êtres en longs et superbes manteaux bleus, signés Jorge Gallardo, libérant derrière eux un nouvel être, avec lequel tout recommence.

 

Minuit et demi, ou le cœur mystérieux © Olivier Houeix

 
Des danseurs exceptionnels
 
Rarement, un ballet de Malandain nous aura donné une telle impression de libération, de saut dans l’infini, d’adieu à la pesanteur des émotions trop lourdes, même si lui-même dit ne pas en avoir conscience, tant lui paraît douloureux l’acte créateur. Et là, il faut avouer que le chorégraphe a de la chance, car sa troupe, outre son homogénéité, met en avant quelques danseurs absolument exceptionnels, avec en tout premier lieu Hugo Layer, personnalité  marquante de la compagnie par la fluidité de son parcours. Tel un poème vivant, de Saadi, par exemple. Un ondoiement qui fait de chaque battement de ses bras, de chaque cambré mouvant, une véritable envolée lyrique.
Aux antipodes, la présence forte, musculeuse, mais intensément vibrante de Raphael Canet, qui découpe l’espace en larges pans, et sonne comme un signe du destin. Il y a aussi, comme toujours, la fine Claire Lonchampt, aux lignes pures et à la technique classique impeccable. Et souvent, ces formidables individualités se perdent dans l’ensemble de la troupe qui tout entière semble s’envoler. Un ballet sur pointes sans pointes, dont on sait combien ces instruments de torture et de libération sont chers à Malandain, demeuré classique au plus profond. « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux », écrivit le poète. On est à la fois navré et ravi que le trouble qui habite le chorégraphe à l’approche de son départ, et de la fin de cette grande aventure, lui permette de nous offrir cette ode à la beauté, ce ravissement, comme Musset.

 

© Stéphane Bellocq

Minuit et demi, ou le cœur mystérieux © Stéphane Bellocq

Et puisque l’art n’est pas fait que d’instants suspendus, la création de ce Cœur mystérieux, qui demeurera mémorable, avait été précédée d’une cérémonie où les maires des villes de Biarritz et de San Sebastian, en l’occurrence Maider Arosteguy et Eneko Goia, avec plusieurs officiels et responsables culturels, avaient précisé l’élargissement de leurs accords culturels, déjà très fournis, contribuant à faire ce cette région où la danse tient au cœur du public, lequel suit ces manifestations avec une attentions soutenue, une vraie place forte de création et de diffusion, sans frontière.
 
Jacqueline Thuilleux
 

 

(1)  www.concertclassic.com/article/les-saisons-de-thierry-malandain-au-13e-art-au-fil-du-tempo-compte-rendu
 
(2) 1CD Alpha 273

San Sebastian, Teatro Victoria Eugenian 16 mai 2025.
Prochaines représentations: Biarritz, Gare du Midi, les 6, 7 et 8 août 2025. www.malandainballet.com 
 
Photo : Ioan Frantz & Patricia Velazquez (Minuit) © Olivier Houeix

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