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​Another Look at Harmony de Philip Glass par Les Métaboles (création scénique à la Filature de Mulhouse) – L’harmonie des sphères – Compte-rendu

 

Lors d’une conversation après un concert des Métaboles en juin 2023, Léo Warynski nous faisait part de sa découverte – enthousiaste ! – d’Another Look at Harmony-Part IV de Philip Glass, une pièce incroyable (pour chœur et orgue) qui, dès 1975, préfigurait en un condensé d’une cinquantaine de minutes tout ce que le compositeur allait offrir l’année suivante avec Einstein on the Beach. L’intérêt du chef pour ce Glass méconnu augurait de beaux accomplissements ; le temps est désormais venu de les apprécier. D’abord avec la parution il y a quelques semaines (chez b. records) de l’enregistrement d’Another Look, capté à la Cité de la Voix de Vézelay en janvier 2024, qui témoigne, on l’a déjà souligné (1), d’une totale appropriation du langage de l’artiste américain, d’un dépassement ô combien stimulant pour l’imagination.

 

© Vasil Tasevski

Reich et Bryars par le Quatuor Diotima
 
Offrir un contrepoint visuel à la musique : tel est le projet dans lequel Les Métaboles se sont lancées en collaborant avec Céline Diez pour la scénographie, cette dernière associée à Clément Debailleul pour la création visuelle, Elsa Revol signant pour sa part la lumière – des artistes très complémentaires qui ont appris à se connaître au sein de la Compagnie 14:20. À Mulhouse la première du spectacle Another Look s’insérait dans la « carte blanche » que la Filature offre cette saison à la cinéaste et réalisatrice Jacqueline Caux, passionnée par le minimalisme autant que la techno et les musiques arabes. Après un spectacle autour de Jeff Mills en fin d’année passée, une deuxième étape intitulée « Variations autour de l’harmonie » a permis de découvrir une version scénique d’Another Look en seconde partie de soirée, pareille à un mouvement ascendant qui contrebalançait le climat ô combien plus sombre et dramatique du début, confié au Quatuor Diotima (un ensemble attaché à la Région Grand Est, au même titre que Les Métaboles).

 

Quatuor Diotima © La Filature

 
Fervents avocats de la modernité depuis l’origine (1996), les Diotima ont on s’en souvient signé un enregistrement marquant de Different trains de Steve Reich en 2012 (Naïve). Bien que l’effectif de la formation ait considérablement changé depuis cette date, elle demeure toujours aussi exemplaire de précision comme de force dramatique dans une partition nourrie de l’image des trains filant vers les camps de la mort. Saisissant.
Issue dramatique aussi s’agissant de The Sinking of the Titanic (Le Naufrage du Titanic) du Britannique Gavin Bryars (né en 1943) qui, autour de l’obsédante réitération d’un choral suggère avec une rare puissance visuelle la lente mais inexorable descente vers le fond de l’océan en mêlant le jeu des archets à des éléments préenregistrés. D’une cohésion exemplaire, Yun-Peng Zhao, Léo Marillier, Marie Steinmetz et Alexis Descharmes ne convainquent pas moins que dans le Reich.

 

© Vasil Tasevski

 
Le chœur des anges de Basily en prélude à Glass

 
Après le mouvement descendant de la première partie, c’est à « une forme d’ascension des âmes vers l'Empyrée céleste », pour reprendre les mots de Léo Warynski au sujet de l’ouvrage de Glass, qu’invite la seconde. Ce n’est toutefois pas par l’ouvrage de l’Américain qu’elle s’ouvre, mais avec le Canone a 16 all’unisono d’Andrea Basily (1705-1777), pièce jusqu’ici inédite au disque qui complète l’enregistrement des Métaboles. Comme une étape préparatoire, cette « sorte de chœur des anges parfait, cyclique, qui tourne de façon magique », selon Léo Warynski, apparaît comme une préfiguration d’éternité en musique avant Another Look. À Mulhouse, son écriture s’offre visuellement au spectateur puisque les entrées et les sorties des chanteurs dans la partition correspondent à celles qu’ils effectuent sur scène, tous vêtus d’une même tunique (imaginée par Camille Pénager) d’une sobriété quelque peu monacale. Le conseil artistique de Jeanne Crousaud, l’une des sopranos des Métaboles, aura été précieux dans le réglage irréprochable de cet épisode.

 

© Vasil Tasevski

 
De l’onirique au mystique

 
Correspondre au mouvement de la musique, tel est le défi que se sont lancé Céline Diez et ses partenaires : ils le relèvent avec talent et imagination, au moyen de trois cercles, alignés horizontalement en fond de scène, utilisés pour la projection des images. Rien ici de ces vidéos, parfois très belles, mais « plaquées » sur les sons qui donnent vite envie au spectateur de fermer les yeux pour se concentrer sur la seule musique. Aucune « pollution » de la part d’un dispositif visuel qui procède en permanence de l’énergie de la partition et, se gardant de toute démarche « illustrative » (même si l’on peut ici penser à un œil, là des cellules ou des images de planètes), la traduit de la plus abstraite et prenante façon. Toute tentative de description du résultat serait vaine. On mettra plutôt l’accent sur l’usage fait de la Section 5, pour orgue seul (profitons-en pour saluer la performance assez incroyable de Yoan Héreau, d’un bout à l’autre de l’œuvre) pour basculer de l’onirisme de ce qui a précédé à une dimension plus spirituelle et mystique (en noir et blanc).

 

© Vasil Tasevski

 
Epouser la respiration de la musique
 
Si la simple audition d’Another Look au disque procure la sensation d’être happé par une musique hypnotique, l’effet s’en trouve décuplé par la traduction visuelle qui en est ici offerte. Elle plonge le spectateur dans une magique harmonie des sphères ...
Ecriture répétitive certes, mais qui n’interdit aucunement le lyrisme et l’expression. Dans une architecture qu’il contrôle  avec une perfection sidérante (pas le moindre faux pas n’est permis ici ...) grâce à des choristes pleinement investis, Léo Warynski sait la part d’émotion que les interprètes peuvent apporter et ne manque pas d’en profiter, l’élasticité des images conçues par les vidéastes – et les lumières très soignées d’Elsa Revol – permettant d’épouser de façon millimétrée la respiration de la musique.

 

© Vasil Tasevski

  
Si le spectacle Another Look s’insérait dans un ensemble plus vaste à Mulhouse, il est évident qu’il peut fonctionner de manière parfaitement autonome. C’est d’ailleurs ainsi que le public le découvrira l’été prochain aux Rencontres musicales de Vézelay, le 24 août (avec reprise, pour la partie musicale seulement, au Festival de la Chaise-Dieu le 29). Heureux ceux qui ont déjà pensé à réserver pour les deux dates prévues à la Cité de la  musique en fin d’année (17 & 18 décembre) : les concerts sont déjà complets ! Puissent d’autres organisateurs vite programmer un spectacle aussi abouti que captivant.
 
Alain Cochard

 

Mulhouse, La Filature, 15 mai 2025
 
 
(1)       https://www.concertclassic.com/article/leo-warynski-et-les-metaboles-interpretent-another-look-harmony-de-glass-philip-avant
 
Photo © Vasil Tasevski

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