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Véronique Gens clôt le 5e Festival Palazzetto Bru Zane à Paris – L’évidence et l’éloquence – Compte-rendu

Véronique Gens (photo) et le Centre de Musique Romantique Française ne se quittent plus. Elle était il y a quelques jours à l’affiche du Théâtre des Champs-Elysées pour la résurrection de La Reine Chypre de Fromental Halévy dirigée par Hervé Niquet en ouverture du 5e Festival Palazzetto Bru Zane. Suivait de près la sortie son nouveau disque, « Visions » (1), florilège d’airs méconnus d’opéras et d’oratorios romantiques français, toujours sous la direction d’Hervé Niquet et les auspices inlassablement curieux du Palazzetto Bru Zane, laboratoire de la renaissance de pages ou compositeurs oubliés. Et enfin, en conclusion du festival (2), ce récital aux Bouffes du Nord en forme de carte blanche et nécessairement très française autour de mélodies et d’airs, d’Offenbach à Poulenc en passant et s’attardant sur les incontournables du romantisme national, Fauré, Hahn, Duparc et encore quelques autres.
 
En apéritif on ne peut plus approprié au concert d'une pareille ambassadrice de notre langue, Alexandre Dratwicki, directeur scientifique du Palazzetto, animait une table ronde aussi savante que joyeuse sur la prononciation du chant français. Loin d'une tribune pour un plaidoyer cocardier du coq, on pouvait y entendre les témoignages de la soprano québécoise Hélène Guilmette ou du baryton grec Tassis Christoyannis, ou encore la dramaturge de l'Opéra-Comique, Agnès Terrier, louant la prosodie idiomatique d'Anna Caterina Antonacci. Péché mignon incontournable et irréductible de toute discussion sur le sujet, grasseyements et roulages de r se sont évidemment fait la part belle, heureusement arbitrés par le pragmatisme éclairé d'Hervé Niquet et de Cyrille Dubois sur le thème du ça dépend et du seul dogme de la mesure et des nécessités de projection dictées par la salle et le rapport au public. On a finalement bien compris que si l'orthodoxie de la phonation est une chose non négligeable, l'art de la déclamation en est une autre plus essentielle encore et que ce graal musical réside dans l'imitation la plus fluide et naturelle de la langue parlée. Que n'a-t-on d'ailleurs pris le temps de faire tourner encore un peu la table pour interroger Debussy au sujet de Pelléas et Mélisande !
 
On a fort à propos encore discouru de la puissance de la petite musique de l'accent tonique qui, au-delà de la forme des o et des a, fait sur scène comme à la ville le balancement éminemment caractéristique de la langue ; aussi juste qu'ironique constatation quand la plupart des français sont les Monsieur Jourdain ignorants de leur propre accentuation consciencieuse. Le débat n'aura finalement pas tant tourné autour des particularismes francophones que de l’essence même de la fidélité du chant à la langue parlée, quelle qu'elle soit serait-on tenté d'ajouter. L'époque s’efforçant  de remiser certains espérantos approximatifs et complaisants, le coach et la gymnastique laryngée changeront avec rigueur suivant l'idiome, mais l’auditeur du débat pourrait conclure que les principes et les chemins de la probité linguistique seront sensiblement les mêmes, qu'il s'agisse de prononcer le chant français ou d'ailleurs.
 
On ne doutait pas que ces discours exigeants allaient trouver une magistrale illustration au fil de la vingtaine de pièces interprétées par Véronique Gens accompagnée par sa pianiste de prédilection, Susan Manoff. On avait raison d'avoir confiance. Son programme reprend ici et là certains morceaux de son album Néère (du titre d’une des Etudes Latines de Reynaldo Hahn) qui nous avait rappelé il n’y a pas si longtemps que les étiquettes à tiroirs de baroqueuse, mozartienne et tragédienne ne devaient pas faire oublier la mélodiste d’exception qui nous régale encore lors de ce concert.
Avant de nous entraîner vers les rives mélancoliques du cœur du récital, le programme délivre une dose d'humour espiègle avec un air extrait de La Reine des Halles de Louis Varney - les critiques s'y font drôlement moucher mais l'auteur de ces lignes est bravement resté - et un autre de La Cosaque de Hervé. Brèves saynètes jouées avec piquant et caractère ... et en roulant les r, voilà c'est dit.
 
Les tubes s'enchaînent, à commencer par Duparc avec la Chanson Triste, et alternent avec des airs moins connus comme Hébé de Chausson, ou Ce qui dure, une exception sans saveur commise par Théodore Dubois. Et l'on s'incline devant la justesse de ton et le naturel vivant qui ne sacrifient rien à la joliesse gratuite ou à la tristesse larmoyante. La chanteuse nous montre que la délicatesse n'est pas l'esquive, et la suspension finale de l'Invitation au Voyage de Duparc ou le dépouillement merveilleux dans Le Temps des Lilas de Chausson n'en sont que plus réussis.
 
Complice manifeste et empathique, le piano de Susan Manoff joue la carte d'une certaine discrétion réservée mais colorée et nourrit avec une délectation manifeste un dialogue permanent avec la voix de celle dont on lit souvent qu'elle est une diseuse. Diseuse, sans doute, mais on préférera dire conteuse ou passeuse scrupuleuse, qui porte texte et musique sans minauder ni s'interposer. Ainsi, Le Rossignol de Reynaldo Hahn est exactement comme l'indique la partition "modéré mais sans lenteur et avec élan", rien que ça, et ses Trois Jours de vendange sont précisément "francs et rythmés" sur le motif du Dies irae.
 
Après l'entracte, deux des fables de La Fontaine mises en musique par Offenbach (La Cigale et la Fourmi, Le Corbeau et le Renard) font entendre un piano plus saillant et autant d'esprit moqueur dans l'interprétation qu'il y a d'ironie cinglante dans les textes. On est aussi irrésistiblement enveloppé du parfum des Roses d'Ispahan de Fauré prises à un tempo délicieux qui fait oublier les lenteurs soporifiques dont elles sont parfois plombées. Il plane décidément sur cette soirée un air de raffinement sans préciosité, d'élégance sans pompe ampoulée, et c'est une des grandes qualités de cette artiste d'être distinguée sans être hautaine, en témoigne la brûlante ardeur conclusive du batifolant Papillon et La Fleur de Fauré. À l'ardeur succède la ferveur. Quasi mystique sur le Néère de Reynaldo Hahn, presqu'un ostinato, puis sa célébration À Chloris, chantée comme une prière intérieure sur l'accompagnement effaçant malheureusement l'imitation de Bach, péché d'interprétation romantique mais pas mortel.
 
Pour boucler la boucle en échos à la Valse de Stella de Louis Varney qui ouvrait le bal, la valse lente des Chemins de l'Amour de Poulenc, avec confiance et complicité, et très heureusement sans chaloupement exagérément nauséeux car nous savons tous compter jusqu'à trois. Puis pour la boucler vraiment tout à fait, deux bis généreux avec un air de La Reine de Chypre mettant en valeur un médium chaud et - justement - chypré à souhait, et Mam'zelle Gavroche de Hervé dont les derniers mots menteurs "ce fut mon premier succès" nous font dire que ça n'est certainement pas le dernier.
 
Cyrille Dubois rappelait lors de la table ronde que Gounod liait l’articulation à la clarté, et la prononciation à l’éloquence. Il ne faut pas être grand clerc pour entendre à quel point ce dernier mot rime à l'évidence avec Véronique Gens.

Philippe Carbonnel

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(1) « Visions » (airs de Bruneau, Franck, Niedermeyer, Godard, David, Février, Saint-Saëns, Massenet, Halévy & Bizet), avec le Münchner Rundfunkorchester, dir. Hervé Niquet / 1 CD Alpha Classics 279, dist. Outhere

 (2) Le 6e Festival Bru Zane à Paris se tiendra du 1er au 29 juin 2018
 
Paris, Bouffes du Nord, 16 juin 2016

Photo © Franck Juéry

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