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Une interview d’Igor Lazko, pianiste et pédagogue – « Mon rôle est de faire éclore ce qui est déjà là. »

Issu d'une famille de musiciens liés au Conservatoire Rimski-Korsakov de Léningrad, Igor Lazko entre à six ans à l'école spéciale pour jeunes musiciens où il étudie avec Pavel Serebriakov. À quatorze ans, il devient le plus jeune lauréat du Concours Bach de Leipzig et enregistre peu après l’intégrale des Inventions pour Melodiya – le début d'une étroite relation avec l'œuvre du Cantor. Il poursuit sa formation au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou dans la classe de Yakov Zak, héritier de Heinrich Neuhaus et lauréat du Concours Chopin 1937 (1), avant de devenir soliste à la Philharmonie de Léningrad. Son parcours le mène ensuite de Belgrade (il y enseigne de 1978 à 1992) et enfin à Paris, où il s'installe en 1992. Pédagogue passionné, en activité à la Schola Cantorum en particulier, fondateur de plusieurs concours internationaux dont le Concours international Scriabine de Paris, il a formé de nombreux pianistes, d'Alexandre Kantorow à Arielle Beck (à g. sur la photo, à côté de son professeur). Il évoque ici son itinéraire et sa vision de l'interprétation.
Vous avez remporté un prix au Concours Bach de Leipzig en 1964, à quatorze ans. Comment un si jeune pianiste soviétique a-t-il pu se retrouver dans cette compétition ?
C'est arrivé très simplement. J'adorais Bach, je le travaillais beaucoup. Mon professeur à Léningrad a découvert l’existence de ce concours à Leipzig, sans limite d'âge inférieure, et m'a proposé de m'y présenter. J'ai passé les sélections à Léningrad, puis à Moscou, et je suis parti. À l'époque, le concours de Leipzig exigeait de jouer presque exclusivement des œuvres de Bach. C'était d'ailleurs sa vocation première : le tout premier concours, en 1950, était entièrement consacré à Bach. Ensuite, ils ont ajouté des études et d'autres pièces, mais au début, c'était vraiment un concours Bach pur.
Leipzig, c'est la ville où Bach est enterré, où il a passé l'essentiel de sa carrière …
Exactement. Et ce concours avait une histoire particulière. Tatiana Nikolaïeva avait remporté le premier prix en 1950 – c'est d'ailleurs pour elle que Chostakovitch a composé ses Préludes et Fugues, après l’avoir entendue en finale. Après 1950, le concours s'est interrompu pendant quatorze ans, pour reprendre en 1964, année de ma participation.

Jakov Zak en 1937, année de sa victoire au Concours Chopin de Varsovie © wikipedia.org
« On n'étudiait pas beaucoup la musique française en Union soviétique à cette époque. »
Vous avez ensuite étudié à Moscou, dans la classe de Yakov Zak. Quel répertoire travailliez-vous avec lui ?
C'était très pédagogique. Zak m'a fait retravailler beaucoup de choses : l'attaque, le phrasé. Nous avons travaillé les Nocturnes et les Études de Chopin – c'est essentiel –, le répertoire classique. En revanche, on n'étudiait pas beaucoup la musique française en Union soviétique à cette époque. On la connaissait — je me souviens d'avoir entendu Gaspard de la nuit au conservatoire —, mais on ne nous la faisait pas travailler. Curieusement, Tchaïkovski non plus n'était pas très présent dans les programmes. C'est seulement vers 1971 qu'on a commencé à imposer ses œuvres, par exemple Les Saisons. Pour moi, ce fut une chance : j'adore cette musique, j'ai joué tout le cycle, puis les sonates. J'en ai fait un disque.
La classe de Zak était réputée. Quels étaient vos condisciples ?
C'était une classe de très haut niveau. Son assistante était principalement Elisso Virsaladze. Il y avait des personnalités comme Mikhaïl Faerman, qui a ensuite remporté le Concours de Montevideo. Je me souviens d'une audition de classe où il a joué : la salle, d'habitude à moitié vide, était pleine à craquer. Tous les étudiants étaient venus l'écouter. Il jouait un peu à la manière de Horowitz – une virtuosité, une qualité sonore incroyables.

Glenn Gould © Don Hunstein
« Le jeu de Gould était hypnotique »
Et puis il y a eu Glenn Gould …
C'est mon professeur de Leningrad qui avait entendu parler de lui lors d'un voyage. Elle a contribué à le faire venir en Russie. Il a donné ses premiers concerts en Union soviétique en 1957. Et ce fut une révélation : son jeu était hypnotique. Le premier disque sorti chez nous n'était pas les Variations Goldberg, mais les Inventions à trois voix et la Cinquième Partita. Les sonorités, les attaques, la façon dont il jouait — c'était vivant, c'était incroyable. Et à cause de Gould, tous les musiciens de ma génération se sont mis à jouer Bach. La mode, la façon de le jouer a beaucoup évolué. Aujourd'hui, András Schiff joue d'une manière complètement différente. Mais l'impulsion donnée par Gould est restée.
Comment avez-vous quitté l'Union soviétique ?
C’était compliqué. Ma femme, qui avait fait des études d’alto au Conservatoire de Moscou, est d'origine yougoslave. Nous nous sommes mariés, et grâce à cela, j'ai pu sortir d'URSS et venir en Yougoslavie avec mon passeport soviétique. Quand je suis allé à l'ambassade pour régulariser ma situation, on m'a dit : « C'est terminé. Tous vos concerts en Russie sont annulés. Vous ne pouvez plus rentrer. » Et en même temps, avec un passeport soviétique, il était très difficile de circuler en Europe. Je suis donc resté à Belgrade. J'ai commencé à enseigner et à donner des concerts dans toute la Yougoslavie.
« La France était le seul endroit où nous pouvions vivre en paix. »
Et ensuite, la France ?
C'est arrivé un peu par hasard. En 1985, j’ai reçu une invitation de l’Université de Nanterre à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Bach. J'ai donné une douzaine de concerts et six conférences, qui couvraient presque tout le répertoire de Bach. Je suis resté un an à Paris. Je n'avais pas prévu de m'y installer — j'avais une bonne classe à Belgrade. Mais ensuite, la guerre a éclaté en Yougoslavie. Il était impossible de rester. La France était le seul endroit où nous pouvions vivre en paix. J'ai commencé à enseigner au Conservatoire Rachmaninov, puis ailleurs.
Votre interprétation de Bach a-t-elle beaucoup évolué depuis ce concours de Leipzig ?
La qualité s'est améliorée, certainement. Mais les idées fondamentales sont restées les mêmes. Pour la Fantaisie chromatique, par exemple, je joue différemment à chaque fois – c'est de l'improvisation, mais sur une base solide. L'atmosphère change selon le piano, la salle, mais l'essentiel demeure. Ce qui importe, c'est que cette musique reste naturelle. Après Gould, beaucoup de pianistes se sont mis à jouer très staccato. Mais l'articulation, c'est une chose ; le staccato systématique, c'est une caricature. Bach, c'est une musique naturelle. Il faut comprendre l'allemand, lire ce qu'écrivait Schweitzer sur le rapport entre la musique et le texte des cantates.
« Quand j'étais petit, j’entendais mon père travailler les Suites de Bach, et je les chantais ! »
Vous avez grandi en écoutant votre père travailler les Suites pour violoncelle.
Oui, mon père, Alexei Lazko, était violoncelliste et professeur au Conservatoire Rimski-Korsakov de Léningrad, il avait obtenu le troisième prix au Concours Wihan de Prague — Rostropovitch et Daniel Shafran s’étaient partagé le premier. Quand j'étais petit, je l'entendais travailler les Suites de Bach, et je les chantais ! Cette musique est devenue absolument naturelle pour moi. Je me répète, mais c’est très important : Bach ne doit jamais sonner comme quelque chose de fabriqué.
« Il faut jouer les Saisons de Tchaïkovski pour apprendre à chanter au piano. »
Tchaïkovski vous accompagne depuis longtemps. Qu'est-ce qui vous touche dans sa musique ?
Les Saisons sont une musique où, en quelques minutes, tout est possible, il faut tout donner. Ce n'est pas seulement sentimental – c'est aussi le chant, le phrasé mélodique. C'est le fondement de l'école pianistique russe : il faut jouer ces petites pièces de Tchaïkovski pour apprendre à chanter au piano.
Et Beethoven ? Je vous ai entendu jouer la Waldstein de manière très particulière, avec un tempo assez lent dans le premier mouvement…
Prenez le finale de « La Tempête » : tout le monde le joue vite. Mais quand on joue trop vite, on ne comprend plus rien au texte ! Beethoven a pourtant écrit des indications très précises. Cette musique est folle, oui — mais il faut qu'on entende tout ce que le compositeur écrit.

Alexandre Kantorow © Sasha Gusov
« Quand un élève a du talent, on peut parler de musique, uniquement de musique. »
Vous avez formé des pianistes très différents : Alexandre Kantorow, Arielle Beck … Comment transmettez-vous sans uniformiser ?
C'est ce qu'il y a de plus important. Quand un élève a du talent, on peut parler de musique, uniquement de musique. S'il comprend, il suffit de dire une fois — pas besoin de répéter trente fois. Chaque élève a sa sonorité, son individualité, c’est inné. Mon rôle est de faire éclore ce qui est déjà là. Par exemple, Arielle Beck : quand nous avons travaillé la Sonate en la mineur de Schubert, j'ai vu tout de suite qu'elle avait compris. Elle a une vraie passion pour Schumann aussi – je lui ai proposé de travailler les Davidsbündlertänze, et elle vient d’enregistrer l’Humoreske. Alexandre Kantorow, je l'ai rencontré quand il avait onze ou douze ans, en 2009. Nous avons travaillé ensemble pendant des années. Son premier disque est composé d’œuvres que nous avions étudiées ensemble.
« Travailler avec quelqu'un qui a du talent, cela donne énormément d'énergie. Vraiment. C'est bon pour la santé ! »
Et Macha Matalaev, qui nous a mis en relation pour cet entretien ?
Macha joue très bien. Elle a beaucoup travaillé avec moi ici, à Paris. Et elle a eu l'occasion de jouer avec son grand-père, Valentin Berlinsky, le violoncelliste du Quatuor Borodine, dont j’allais écouter les concerts, bien sûr. C'était très émouvant. Je crois qu'il en reste une vidéo.
Qu'est-ce qui vous donne de l'énergie, après tant d'années d'enseignement ?
Travailler avec quelqu'un qui a du talent, cela donne énormément d'énergie. Vraiment. C'est bon pour la santé ! Voir un jeune grandir, progresser, trouver sa voie : c'est l’essentiel. J'ai en ce moment un garçon de onze ans, Guillaume, qui est très doué. Mais avec les enfants, il faut attendre l'adolescence pour voir le chemin qu’ils vont prendre.
« Chez moi, on ne parle que de musique »
Les jeunes musiciens d'aujourd'hui doivent gérer les réseaux sociaux, construire leur image… Vous en parlez avec vos élèves ?
Non. Chez moi, on ne parle que de musique. Le monde a changé. Faire carrière aujourd'hui, est infiniment compliqué. J'ai regardé un peu le dernier Concours Chopin, et les résultats m'ont paru étranges … Mais bon, ce n'est pas mon domaine.
Vous avez aussi beaucoup pratiqué la musique de chambre.
Oui, j'ai beaucoup joué : avec ma femme Maja, altiste, élève de Leonid Kogan ; avec des violoncellistes, dont mon père — nous avons enregistré les Sonates et variations de Beethoven pour violoncelle et piano.(2) J’ai beaucoup joué les Contrastes de Bartók avec un excellent clarinettiste de Belgrade. Ma carrière de concertiste s'est surtout développée dans la musique de chambre, à cause de la situation politique. Mais j'aime cela.
"La musique de Bartók est très sensible."
Bartók, justement : on l'étudiait en Union soviétique ?
Oui, tout à fait. Je me souviens que chez Gilels, on jouait la Sonate pour piano, En plein air, les pièces Pour les enfants aussi. Ma vision de cette musique, que j’ai toujours beaucoup aimée, a évolué avec le temps. Des musiciens hongrois m'ont fait comprendre que Bartók, ce n'est pas brutal, il ne faut pas taper comme un sourd, c'est une musique très sensible.
Quand on découvre un jeune talent, n'a-t-on jamais peur de l'abîmer ?
Non, parce que la relation est essentielle. Il faut se comprendre. Parfois, j'entends un jeune qui joue bien, qui a un joli son, un beau toucher, mais j'ai l'impression qu'il n'a pas encore compris ce que j’essayais de lui transmettre. Alors je me dis : peut-être un jour… Et parfois, cela arrive. Visiblement, beaucoup m'ont compris – et je les ai compris.
Propos recueillis par Frédéric Hutman le 21 octobre 2025

(1) Yakov Zak (1913-1976), élève de Heinrich Neuhaus, remporta le Premier Prix et le Prix des mazurkas au Concours Chopin de Varsovie en 1937. Parmi ses autres élèves figurent Nikolaï Petrov, Valery Afanassiev et Youri Egorov.
(2) Ce double album, intitulé Cellist's Golden Repertoire, est paru en 2009 chez Kompozitor (Saint-Pétersbourg). Il comprend également des œuvres de Bach, Vivaldi, Brahms et Rachmaninov.
Photo : Arielle Beck et Igor Lazko au théâtre du Châtelet en novembre 2022 © Arielle Beck
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