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Une interview d’Elisabeth Leonskaja [en récital à la Philharmonie de Paris/ Piano 4 Etoiles les 5 & 6 janv. / concert à Toulouse le 22 janv.] – « Mon anniversaire, c’est chaque jour. »

Grande dame du piano, Elisabeth Leonskaja a célébré ses 80 ans en novembre dernier. Pour marquer cet anniversaire sans emphase, elle retrouve la série Piano 4 Etoiles à la Philharmonie de Paris, les 5 et 6 janvier, avec le compositeur auquel elle se sent peut-être le plus intimement liée : Franz Schubert. Deux récitals d’exception, entièrement consacrés à l’Autrichien, dessinent un vaste paysage, des Klavierstücke D 946 à l’ultime Sonate D. 960, en passant par la vertigineuse Wanderer-Fantaisie, d’abord, puis avec les Sonates D. 845, 850 et 894.
Après Paris, la pianiste sera à Toulouse le 22 janvier. Fêtée en septembre dernier par le Festival Piano aux Jacobins, elle se se produira cette fois sur la scène du Théâtre du Capitole pour un unique concert de musique de chambre (Weinberg, Chostakovitch) en compagnie du Quatuor Danel. Un rendez-vous programmé parallèlement à la création française de La Passagère de Mieczyslaw Weinberg (1919-1996), du 23 au 29 janvier.(1)
On a profité de cette actualité pour dialoguer avec Elisabeth Leonskaja : elle revient avec pudeur et profondeur sur le temps qui passe, la notion de carrière, son rapport à Schubert, ses souvenirs de jeunesse et sa manière d’habiter la scène aujourd’hui.
À l’aube de vos 80 ans, comment regardez-vous le parcours accompli, sur le plan artistique et humain ?
En réalité, le temps est passé très vite. Si j’en avais la possibilité, j’aimerais parfois ralentir certains moments, pour faire certaines choses un peu mieux. Mais la vie ne fonctionne pas ainsi.
Y a-t-il une période particulière que vous auriez aimé ralentir ?
Probablement entre mes 40 et 50 ans. Aujourd’hui, avec davantage d’expérience, je comprends mieux les partitions sur lesquelles je travaille. Si je pouvais revenir à cette période, j’aurais peut-être travaillé plus profondément, sans me laisser distraire par d’autres choses.

Quels étaient alors vos projets artistiques ?
J’en avais beaucoup, et ils étaient très divers. C’était peu après mon installation à Vienne, au milieu de ma trentaine. Tout était nouveau. À cette époque, le mot « carrière » avait une signification très forte, peut-être plus qu’aujourd’hui.
« À Vienne, après avoir interprété le Premier Concerto de Prokofiev, j’ai senti que ma place était là. »
Comment avez-vous traversé la période soviétique dans les années 1970 ?
Ces années ont été celles de mes études. En Union soviétique, les exigences intellectuelles et musicales étaient remarquablement élevées. L’enseignement de la musique était gratuit, et la culture bénéficiait d’un véritable respect. Mais derrière cette apparente solidité, le système se désagrégeait. Les années 1970 furent le dernier chapitre du communisme : une époque où plus personne n’y croyait vraiment. Beaucoup ont choisi l’exil. De mon côté, j’étais déjà seule, mes parents n’étant plus là.
Mon parcours m’a d’abord menée en Israël, puis à Vienne. Cette ville ne m’était pas étrangère : j’y avais déjà joué auparavant. J’ai obtenu mon visa très tardivement, seulement neuf jours avant mon départ. À Vienne, après avoir interprété le Premier Concerto de Prokofiev, j’ai senti que ma place était là. J’y ai obtenu la nationalité autrichienne en un an. À cette époque, la ville accordait une attention particulière aux artistes, aux enseignants et aux médecins — un environnement précieux pour un musicien.
« Pour plaisanter, je dis parfois que je vis à Vienne depuis le XVIIIᵉ siècle. »
Née en Géorgie, formée à Moscou, vous vivez à Vienne depuis de nombreuses années. Vous sentez-vous viennoise ? Vos concerts parisiens de janvier sont consacrés à Schubert le compositeur viennois. Pourquoi ce choix ?
Pour plaisanter, je dis parfois que je vis à Vienne depuis le XVIIIe siècle. Je ne suis pas viennoise d’origine, mais je sais que ma maison est là. Je le ressens profondément.
Schubert s’est imposé presque naturellement pour mes concerts de 80 ans. Je suis très heureuse qu’il y ait deux soirées consécutives : cela permet d’aborder un répertoire très large, avec de petites pièces, mais aussi des œuvres d’une exigence extrême, comme la Wanderer-Fantaisie, dont la complexité peut rivaliser avec certaines œuvres de Liszt, et bien sûr plusieurs grandes sonates.
Vous avez enregistré l’intégrale des sonates de Schubert. Un enregistrement est prévu pour marquer vos 80 ans ?
J’ai effectivement enregistré toutes les sonates. Mais pour moi, l’anniversaire n’est pas un accomplissement. Je n’ai pas choisi ma date de naissance… Mon anniversaire, c’est chaque jour. Quant à mon souhait personnel pour mon anniversaire : une journée calme, tranquille, « pianissimo espressivo ».

« Le Concours Chopin : en 1965, ce n’était pas un pianiste russe qui l’avait remporté, mais Martha Argerich ! »
Dans votre jeunesse, vous avez eu aussi des années parisiennes. On se souvient notamment du Concours Long Thibaud. Vous pouvez nous raconter ?
Oui, c’était à l’époque où je vivais à Moscou. Je m’y étais installée pour poursuivre mes études au Conservatoire. Il y a d’abord eu le Concours George Enescu que j’ai remporté en 1964, et c’est ainsi que tout a commencé. Puis est survenu un épisode plus délicat — j’en parle parfois comme d’un match de football. Les Russes venaient de « perdre » le Concours Chopin : en 1965, ce n’était pas un pianiste russe qui l’avait remporté, mais Martha Argerich !
Dans ce contexte, un groupe de quatre pianistes avait été constitué pour se rendre à Paris et participer au Concours Long-Thibaud en 1965. J’y avais été intégrée sans l’avoir demandé. Je n’avais passé aucune audition et, au début, je ne voulais pas y aller. J’ai tenté de refuser, mais on m’a clairement fait comprendre que ce refus entraînerait l’annulation de mes concerts à venir. Je ne me souviens plus exactement du palmarès. Le lauréat du premier prix m’échappe aujourd’hui, et je crois que le deuxième prix avait été attribué à un élève d’Emil Guilels, qui siégeait alors au jury. Pour ma part, j’avais obtenu un troisième prix ex æquo avec une pianiste bulgare.
« Comme une fée dans un conte ... »
Un souvenir particulier de cette période du Concours Long-Thibaud ?
À la Salle Gaveau, avant un tour du concours, je travaillais les Études symphoniques de Schumann lorsqu’Annie Fischer - qui faisait partie du jury - est entrée dans la salle. Elle m’a parlé de la première variation, de son idée poétique, m’a dit que tout le monde la jouait d’une certaine manière, et que mon idée demanderait « beaucoup de travail ». Puis elle est partie, comme une fée dans un conte ... Cette question m’est restée.
Avez-vous un rituel après les concerts ?
J’aime rentrer chez moi à pied, calmement, pour laisser retomber la pression. Pas de dîner mondain, sauf s’il y a des amis proches. Après un concert, il y a beaucoup de monde, beaucoup de paroles. Moi, j’ai surtout besoin de silence.
Propos recueillis par Marine Park, le 6 novembre 2025 à Paris

Elisabeth Leonskaja, piano
Œuvres de Schubert
5 & 6 janvier 2026 ( 20h)
Paris – Philharmonie
www.piano4etoiles.fr/concert/leonskaja-80-1
www.piano4etoiles.fr/concert/elisabeth-leonskaja---80-2
Elisabeth Leonskaja & le Quatuor Danel
Œuvres de Weinberg & Chostakovitch
22 janvier 2026 (20h)
Toulouse – Théâtre du Capitole
opera.toulouse.fr/weinberg-chostakovitch/
Photo © Marco Borggreve
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