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Une interview d’Edna Stern

Concertclassic : Vous avez eu l’honneur d’inaugurer la « Nuit Schumann » du Festival de la Roque d’Anthéron avec la Fantaisie op 17. A quoi pense-t-on quand on entre pour la première fois sur la grande scène du Parc de Florans et qu’on s’apprête à interpréter ce sommet de la littérature de piano ?

Edna Stern : Il y a évidemment un gros trac lorsqu’on commence la Fantaisie. Mais je pense d’abord à la manière dont j’ai envie de l’entendre ainsi qu’aux interprètes qui m’inspirent. Et il se trouve qu’en 1998, je me suis déjà retrouvée sur cette scène avec la Fantaisie. Je n’avais alors que 21 ans et devais donner un récital au Théâtre Forbin (auditorium où se produisent surtout les jeunes révélations – NDLR). Mais Denijs de Winter - l’accordeur du Festival - m’avait convaincue de monter sur la grande scène qui était libre. Il y avait bien sûr beaucoup moins de public. Rien à voir avec la Nuit Schumann d’hier soir.

CC : Et cette nouvelle conque alors ?

E.S. : Elle est fantastique ! On s’y sent à l’aise et on s’entend très bien. Mais bien sûr cela reste du plein air.

CC : En quoi le plein air influence-t-il justement votre jeu, surtout chez Schumann qui comme tous les romantiques entretient ce rapport particulier à la nature ?

E.S. : D’une part, cela détend de sentir le vent, d’entendre les mouvements des arbres….Mais il y a aussi un aspect assez déconcertant dû au chant des cigales ou aux insectes volants qui se collent à vous - l’un d’entre eux m’a d’ailleurs terriblement dérangée durant la Fantaisie. Il faut s’attendre à tout. Mais mon travail consiste aussi à m’adapter à toutes les conditions. Chacune apporte quelque chose de nouveau, de différent et me fait avancer dans la découverte d’une œuvre. Cela permet de rester fraîche par rapport à des pièces que je travaille parfois depuis des années.

CC : Et cette Fantaisie de Schumann, depuis combien de temps vous suit-elle ?

E.S. : Depuis environ dix ans. Mais mon interprétation a mûri, elle a suivi mon évolution personnelle. Je ne dis pas qu’elle est meilleure aujourd’hui, mais en tout cas, elle laisse moins de place au hasard ou plutôt à l’intuition et à l’instinct. Mon jeu reflète des décisions clairement réfléchies, il est plus conscient. Mais heureusement, je ne contrôle pas tout surtout en concert. L’instinct demeure…

CC : Vous êtes satisfaite du concert d’hier ?
br> E. S. : La Fantaisie m’a encore une fois beaucoup appris. Je l’ai enregistrée en juillet 2006 et ne l’ai plus retouchée jusqu’à hier pour la Nuit Schumann. Ce genre de « vacances » et de redécouverte s’avèrent toujours formidables.

CC : A quelles interprétations schumaniennes pensiez-vous avant d’entrer sur scène ? A quels pianistes ?

E.S. : Je trouve Yves Nat fascinant. C’est vraiment une autre génération de pianistes et ses partis pris sont très convaincants. Il aurait beau mettre toutes les notes à côté que le sens musical demeurerait entier. Et ça c’est très fort. Ce tracé, cette logique dans la pensée.

CC : Vous avez travaillé avec Martha Argerich, également inégalable dans Schumann.

E. S. : Oui j’ai eu des cours avec elle lorsque j’avais 16 ans, mais il s’agissait plus de discussions que d’enseignement à proprement parler. J’ai aussi étudié à Bâle avec Krystian Zimerman. C’est d’ailleurs avec lui que j’ai appris la Fantaisie. Il répétait : « je ne veux te donner que les outils pour que tu t’exprimes comme tu veux », mais sa personnalité était si forte qu’on voulait absolument jouer comme lui. Il y a toujours une part naturelle d’imitation quand on étudie chez quelqu’un et c’est plutôt bénéfique avec d’aussi grands pianistes ! Krystian m’a inculqué cette esthétique du son. Nous parlions beaucoup de « son vivant ou étincelant », ainsi que de la justesse des attaques. Et puis, après il me demandait de tout oublier et de raconter une histoire.

CC : Que vous évoque la notion de risque chez Schumann ?

E. S. : Le risque est inhérent à la musique de Schumann, faite de mouvements intenses, d’excitation qui va jusqu’à frôler la folie. Et puis il y a l’autre côté, ça se calme, ça s’éteint. La Fantaisie, c’est justement ce contraste entre ces moments quasiment éteints et ces instants de fulgurance totale. La prise de risque est donc constante.

CC : La scène est-elle un espace où vous vous sentez bien ou alors plutôt le lieu de tous les dangers ?

E. S. : C’est plutôt un lieu de danger ! Il y a toujours une part d’émotion qui me fait agir d’une façon différente que lorsque je suis tranquillement chez moi assise devant mon piano. L’inconnu et l’imprévu en font évidemment un endroit très intéressant. Cela ressemble plutôt aux montagnes russes mais pour peu qu’on se sente bien avec le piano, on parvient à réaliser des choses jamais atteintes auparavant. C’est une très bonne sensation !

CC : Vous en ressortez à chaque fois avec des enseignements ? Lesquels pour le récital d’hier soir ?

E.S. : Ah ça je ne peux pas vous le dire ! C’est entre moi et moi. Ce sont des secrets professionnels !

CC : En quoi la pratique du pianoforte a-t-elle modifié votre rapport à la musique et au piano en général ?

E. S. : Cela m’a ouvert à de nouvelles possibilités d’interprétation. Certes, un public, une salle, une acoustique influence notre jeu. Mais sur un Steinway, il s’agit finalement de petits détails. Par contre, si l’on prend un pianino de six octaves, cela n’a vraiment rien à voir ! Il serait dommage de passer à côté d’un instrument qui faisait partie de la vie quotidienne des compositeurs. Il existe de nombreux daguerréotypes de Clara et Robert Schumann sur ce type de piano. Balzac rapporte également l’existence d’un piano droit rectangulaire sur lequel Chopin jouait chez Georges Sand. Il y a aussi à l’hôtel Lambert à Paris un tableau où on le voit se produire dans un salon avec cet instrument. Le pianoforte me permet de découvrir d’autres facettes d’une œuvre et de pratiquer un jeu plus intime. Il y a quelques jours, j’ai donné un récital sur pianino à l’église de La Roque avec notamment les Scènes d’enfants, les Variations Abegg, des extraits du Carnaval, ainsi que des pièces de Chopin dont la 3ème Ballade. Avec quelques arrangements, c’est d’ailleurs la seule que je pouvais jouer sur cet instrument, car elle revêt justement ce caractère intimiste qui convient au pianino.

CC : Pourra-t-on bientôt vous réentendre en concert ou au disque ?

E. S. : Oui, je donnerai un concert en Novembre au Petit Palais dans une nouvelle série organisée par Arièle Butaux qui permettra à des artistes d’horizons divers de se rencontrer. En première partie, je serai ainsi aux côtés de la chanteuse grecque Angélique Ionatos. En ce qui concerne le disque, je travaille sur un projet Schubert au pianoforte avec la violoniste Amandine Beyer.

Propos recueillis par Nicolas Nativel

Festival International de Piano de La Roque d’Anthéron
Nuit Schumann, 11 août 2007

Découvrez la vidéo d'Edna Stern en répétition

Photo : S. Couzinet-Jacques

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