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Une interview de Vannina Santoni, soprano – « Se mettre la pression juste pour une note est vraiment regrettable »
En juin dernier vous étiez sur la scène de l’Opéra-Comique pour incarner Agnès dans la rare Nonne sanglante de Gounod, et vous voilà au TCE en train de répéter La Traviata. D’où vous vient ce tempérament un peu casse-cou, téméraire en tous cas ?
Vannina SANTONI : Mes origines russo-corses doivent y être pour quelque chose, forcément (rires) ! Je dois reconnaître que mes parents sont des gens qui ont du tempérament, mon père est militant, ma mère sait ce qu'elle veut, se bat en permanence, je peux donc en déduire qu'il doit y avoir un certain atavisme. J’ai appris très tôt à ne jamais me reposer sur mes acquis ; ma mère m'a légué une certaine idée de recherche de perfection et m’a poussée à me battre sans jamais attendre que les choses arrivent toutes cuites.
Michel Franck directeur du TCE, aime faire confiance aux jeunes artistes, dont vous faites partie, et ne craint pas de leur donner leur chance et ce de façon très naturelle : à votre avis pourquoi est-ce si peu fréquent ?
V.S. : La peur tout simplement et aussi parce qu'en engageant des gens connus, qui ont fait leurs preuves, un directeur considère que son théâtre fera plus d'entrées : le monde est régi par l'argent ce n'est pas nouveau ! J'ai eu la chance de rencontrer très tôt des personnalités qui ont cru en moi, comme Raymond Duffaut qui m'a soutenue, Alain Duault aussi à sa manière, ou encore Jean-Yves Ossonce lorsqu'il était en activité à l'Opéra de Tours. Ces hommes ont toujours eu à cœur d'aider de jeunes artistes français, ont toujours été passionné par les chanteurs et par l'opéra ; rien ne peut remplacer ces rencontres humaines qui engendrent la confiance. Quand Michel Franck offre des rôles important à de jeunes artistes, c'est qu'il croit en eux et qu’il sait qu'en leur donnant leur chance, ils iront loin.
Malgré ses difficultés vocales et dramatiques le personnage de Violetta a toujours attiré les sopranos, chaque interprète acceptant de défier ce rôle au risque parfois d’outrepasser ses moyens et ses propres limites. De quelle manière l’avez-vous envisagé, puis abordé ?
V.S. : Tardivement car c'est un rôle que la plupart des sopranos désirent et pour ma part, je ne me serais jamais vue commencer avec un personnage d’une telle ampleur, car j'éprouvais au départ de la crainte, mêlée de lucidité quant à mes capacités : je ne voulais surtout pas le chanter mal. Je l'ai donc abordé il y a trois ans seulement, même s'il me suivait depuis un certain temps, depuis mes études en fait.
Vous souvenez-vous avec précision de votre premier contact avec La Traviata et des ses effets sur vous ?
V.S. : Je ne m'en souviens pas très bien en fait, mais ce devait être au disque, car il y en avait beaucoup chez mes parents. Ce rôle a produit sur moi un grand effet et avant de me plonger dans la partition j'ai été saisie par cette histoire, par le parcours d’une héroïne qui passe par toute une palette d’émotions. C'est fou tout ce qui peut être raconté en si peu de temps sur cette jeune femme, une prostituée certes – une femme entretenue comme on disait au XIXème siècle – mais qui possède un grand cœur, qui se sait malade et va mourir. Cela m'a passionnée. Quand on lit l'histoire de Marie Duplessis, on se rend compte de tout ce qu'elle a enduré dans une société très moralisatrice.
Estimez-vous que Violetta arrive au bon moment dans votre carrière ?
V.S. : Oui parfaitement ! J'ai conscience que ma voix évolue, mais je sais aussi que personne ne m’aurait proposé le rôle avant. J'ai la chance que les choses se passent lentement mais sûrement ; cela me permet de construire ma carrière sur de bonnes bases. J'ai eu le temps de ne brûler aucune étape. J'ai chanté des rôles de premier plan assez vite, comme Donna Anna (1) qui n'est pas facile, mais ne constitue pas non plus un emploi à risque. J'ai chanté Il Trittico de Puccini mais dans une petite salle (2) et, au bout du compte, je ne regrette pas d'avoir pris ce temps ; il était nécessaire.
Pour cette nouvelle production présentée au théâtre des Champs-Elysées, Jérémie Rhorer – un chef avec lequel vous avez déjà chanté Donna Anna justement – a choisi de jouer la partition comme à l’époque de la création, au diapason 432 et donc de l’abaisser par rapport au traditionnel 440. Que pensez-vous de ce choix et qu’est-ce que cela implique effectivement pour vous, chanteurs ?
V.S. : Jérémie défend ce choix, corps et âme, parce que c'est le diapason dans lequel Verdi a composé cet ouvrage. Cela ne me choque pas et, pour être franche, ça m'arrange même parfois, car ma voix est plus lyrique que légère et certains passages sont donc plus confortables à ce diapason. L'écriture est plus abordable notamment pendant le premier air que je chante intégralement avec les deux couplets. Le mi bémol qui conclut traditionnellement le « Sempre libera » ne sera donc pas là ; ce sera entre le ré et le mi bémol, mais pas non plus un mi. Je n'ai d'ailleurs pas encore décidé de ce que je vais faire, car si l’on respecte la partition, il n'y a pas de mi bémol, mais un la grave, comme le fait Renata Scotto dans son enregistrement avec Muti. Cependant si l'on s'en tient à cela, cette fin tombe un peu à plat. Qu'est-ce qu'a vraiment écrit Verdi, je n'en sais rien et je n'ai pas encore tranché entre le la aigu et le la grave. Beaucoup de gens attendent le mi bémol, même si ce n'est pas le plus important, mais je vous avoue que se mettre la pression juste pour une note est vraiment regrettable !
Après Zeffirelli à Garnier, Ronconi et Grüber au Châtelet, Jonathan Miller, Martin Marthaler et Benoît Jacquot à la Bastille, pour ne retenir que ceux-là, l’ouvrage est ici confié à Deborah Warner, qui l’a déjà abordé à Vienne en 2012, avec Saimir Pirgu et Irina Lungu. Pouvez-vous nous dévoiler sa vision du personnage principal et plus globalement son approche du drame ?
V.S. : En effet, elle n'était pas satisfaite du résultat et voulait absolument y revenir. Elle traite le drame sous l'angle de la maladie et de la vie quotidienne plombante d'une jeune tuberculeuse, pour tirer le maximum d'un personnage complexe. Elle a, depuis que nous répétons, modifié beaucoup de choses, car elle souhaitait au départ transposer l’intégralité de l'œuvre dans un hôpital, ce qui n'est plus le cas. L'action a lieu en 1947, à une époque où les progrès de la médecine avancent puisque l'on parvient à détecter la tuberculose, sans pour autant savoir comment la guérir. Aussi se demande-t-on comment une jeune femme aussi pétillante peut être infectée et condamnée à mourir. Ses idées ont évolué vers une atmosphère moins dramatique, moins uniformément noire.
Le fait que le drame soit porté par une femme modifie-t-il selon vous le propos malgré tout machiste, moraliste et typique de la société bourgeoise du XIXème ?
V.S. : Elle essaie de mettre plus de douceur, pour atténuer l'aspect tranchant ou catégorique que l'on retrouve parfois au moment où Violetta est confrontée à Germont Père par exemple. Laurent Naouri veut montrer combien cet homme est strict et Deborah tente d'apporter un côté humain, chaleureux, à cette relation. Elle passe parfois pour quelqu’un de directif, qui sait ce qu'il veut, mais elle reste bienveillante et respectueuse avec les artistes ; j'apprécie cette façon de faire.
Qu’est-ce que ce personnage va vous permettre de montrer de vous-même et de vos capacités que vous n’aviez pas encore pu exploiter ?
V.S. : Question intéressante ! Je pense qu'il va me permettre de montrer tout ce que j'ai de plus vrai en moi, vraiment. Cela ne veut pas dire que je me suis cachée derrière des personnages, ou d'être ce que l'on aurait pu essayer de me forcer à faire pour ressembler à une chanteuse d'opéra, non, mais je sens que je vais pouvoir exprimer ce qu'il y a de plus profond en moi : c'est un rôle libérateur. Il peut être destructeur aussi si l’on ne se protège pas un peu. Il m'arrive de ressentir une certaine déprime mais ma situation personnelle me permet de reprendre très vite les choses en main. Les grandes écorchées vives se complaisent dans cet état, on peut y perdre, mais tout autant y gagner, car ce qui est beau, c'est que le rôle apporte énormément et que tout s'équilibre. Je ne crains pas de l’affronter et d'arriver à la fin, car ce n'est qu'un rôle, on est au théâtre. Violetta demande de passer par toutes les émotions, d'aller chercher ce qu'il y a en nous, de bon et de mauvais, mais c'est très salvateur.
Vous qui chantez Mozart, l’opéra français, qui avez participé à la création des Pigeons d’argile de Philippe Hurel et ne craignez pas de redonner vie à des œuvres oubliées, allez-vous avec cette Traviata franchir une nouvelle étape dans votre carrière. Quels nouveaux territoires pensez-vous pouvoir explorer dans les prochaines saisons ?
V.S. : Je pense me diriger davantage vers le répertoire italien vériste, Desdemona, même si Verdi est à part comme Puccini dans le courant vériste ; Mimi, Liú, me tentent bien sûr, Butterfly dans quelques années, je voudrais reprendre Manon avant de perdre la jeunesse, et Juliette également. Dans le bel canto, Lucia n'est plus possible, L'Elisir d'amore encore un peu, mais il y a bien sûr Les Noces, Fiordiligi et Vittelia, un jour, oui. Un de mes rêves serait de pouvoir aborder Salomé....
Est-il aussi difficile, plus difficile ou moins difficile aujourd’hui de se faire un nom dans l’opéra en raison de la concurrence qui semble extraordinairement développée et acharnée ?
V.S. : Cela m'indiffère en fait (rires). Je ne me suis jamais posé la question ; les choses arrivent naturellement sans pression, sans avoir à quémander. J'espère que cela va continuer ainsi.
Qu’est-ce que l’hyper-connexion due aux réseaux sociaux a changé et apporté dans les carrières artistiques qui demeurent malgré tout guidées par le hasard, les rencontres et l’accompagnement d’un bon agent ?
V.S. : Je suis très vieille école pour ça ; je ne poste pas beaucoup de choses sur Instagram, j'ai du mal avec Facebook même si je me sens un peu obligée par rapport à ceux qui me suivent. Mais me photographier en train de faire tout et n'importe quoi me fait horreur. Je respecte ceux qui le font, mais cela n'apporte pas grand-chose au fond. Certains artistes anonymes, doués, sans label, sans argent ont pu se faire connaître, ce qui est bien, mais c'est comme tout, il y a du bon et du mauvais. Ce mélange de marketing et de vidéos explicatives est agaçant. Le téléphone est suffisant et ce qui est privé doit rester privé.
Nous devrions vous retrouvez la saison prochaine, ici-même, pour une série de Nozze di Figaro : le théâtre des Champs-Elysées va-t-il devenir un vrai port d’attache ?
V.S. : Oui et il y a d'autres projets, un Eugène Onéguine notamment, prévu pour la saison 2020-2021 avec Jean-Sébastien Bou. Michel Franck continue de me faire confiance et cette Traviata va ouvrir un nouveau chapitre.
Propos recueillis par François Lesueur le 13 novembre 2018
(2) A Tours en 2015 : www.concertclassic.com/article/il-trittico-de-puccini-lopera-de-tours-trois-miracles-en-un-compte-rendu
Verdi : La Traviata
28 novembre, 1er 3, 5, 7 et 9 décembre 2018
Paris – Théâtre des Champs-Elysées
www.concertclassic.com/concert/la-traviata-1
Photo © Capucine De Choqueuse
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