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Une interview de Roland Hayrabedian, fondateur et directeur artistique de Musicatreize – Hercule au travail

 

 

Fondateur en 1987 de Musicatreize, Roland Hayrabedian demeure un infatigable passeur de musique et défenseur de la création contemporaine. La période courant jusqu’à la fin de la saison s’annonce aussi riche que représentative des options esthétiques et du travail de fond que le chef et son équipe mènent à Marseille, port d’attache de Musicatreize, et dans toute la Région Sud – un Centre national d’Art Vocal, ne l’oublions pas, est adossé à l’ensemble.
À l’approche de la création de L’Hydre de Lerne de Philippe Schoeller, le 14 mars, avec la participation de Marie-Josèphe Jude, Concertclassic a interrogé Roland Hayrabedian. Des propos où certains de nos responsables politiques, à commencer par la ministre de l’Education, pourront trouver des pistes de réflexion, d’autant plus salutaires que scientifiquement fondées.

La création de Philippe Schoeller que l’on découvrira le 14 mars s’inscrit dans la série des Douze travaux d’Hercule commencée l’an dernier. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette partition et le contexte dans lequel elle apparaît ? 
 
« J’aime travailler par cycle ; la thématique des Douze travaux d’Hercule avait un sens particulier ; on peut les actualiser énormément ... – et se dire que la planète aurait besoin d’un Hercule qui fasse le boulot ! Je demande à chacun des compositeurs de traiter l’un des travaux de façon très libre, mais avec si possible une petite connotation écologique. Après Edith Canat de Chizy, Gianvincenzo Cresta et Ivan Fedele en 2023 et avant Alexandros Markeas, Zad Moultaka et Farnaz Modaressifar en 2025, c’est à Philippe Schoeller que nous avons passé une commande cette année : L’Hydre de Lerne. Une partition géniale, qui sonne de manière incroyable ! C’est d’une sensibilité profonde ; quand on connaît le compositeur, on retrouve vraiment l’homme dans sa musique. Des tempi extrêmement calmes, hormis à deux ou trois moments, une partie de piano très travaillée qui accompagne les douze voix avec des harmonies d’une profonde subtilité ... Le texte, de l'auteur, est en latin – ce qui permet de distancier le propos –, parfois aussi en français, et raconte l’histoire de l’hydre de Lerne.
 
Une création qui sera entourée de pages de Fauré – centenaire oblige – et de Poulenc ...
 
De Fauré, j’ai choisi la Naissance de Vénus, qui offre un pendant mythologique à la pièce de Philippe Schoeller. Un rapprochement d’autant plus opportun qu’elle présente, elle aussi, une partie de piano très subtile. Pour rester dans la couleur française, j’ai aussi retenu les Sept Chansons a cappella de Poulenc, un compositeur qui me touche d’abord par son rapport aux textes qu’il met en musique, sa compréhension aiguë de la poésie.

 

Yardani Torres Maiani © Jean-Baptiste Millot
 
La création sera à nouveau de mise le mois prochain avec une Messe gitane aux Saintes-Maries-de-la-Mer, le 18 avril. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette œuvre ?
 
Elle est signée de Yardini Torres Maiani, musicien gitan absolument remarquable, violoniste et compositeur. Il a écrit pour nous cette Messe gitane dont j’ai découvert il y a peu la partition : un travail vraiment très argumenté ! Nous en donnerons la première audition (en version participative) le 18 avril aux Saintes-Marie-de-la-Mer, dans le cadre d’Accordanses, le festival des musiques du voyage, et nous la reprendrons (en version de concert) dès le lendemain à Marseille, dans notre salle. Une création de Philippe Hersant, intitulée Santo, viendra s’insérer dans le cours de la messe à la manière d’un trope – une composition de huit minutes environ, de caractère plus païen, sur un poème de Lorca. J’en profite aussi pour donner Debla de Maurice Ohana, une page tirée de Cris (ouvrage pour chœur a cappella de 1968 ndlr), très en situation ici puisque Debla est une déesse gitane.
 

Musicatreize © Christophe Abramowitz
 
Le mois de mai sera marqué par un week-end des Chœurs de la Région Sud, à Marseille du 24 au 26 mai. En quoi consiste ce rendez-vous ?
 
On retrouve là Musicatreize sous sa casquette de Centre national d’Art Vocal. Nous avons effectué un gros travail pour repérer les chœurs amateurs de la Région Sud et, le temps d’un week-end, nous laisserons notre salle marseillaise à seize d’entre eux – issus de cinq départements de la région. La manifestation – en entrée libre – permettra à ces formations, aux effectifs très variables, de se présenter au cours de cinq concerts. Nous aurons des chœurs de jeunes, des trois écoles de Marseille impliquées dans notre dispositif « Chanter au quotidien ». 178 enfants au total seront présents. Le Chœur de jeunes du CNAV, constitué à notre initiative, sera de la fête, mais aussi la Maîtrise du Conservatoire de Marseille ou encore le Chœur EV’AMU de l’Université Aix-Marseille. Que tant de formations se rassemblent pendant un week-end me permet, et permet à toute l’équipe de Musicatreize, de faire un état des lieux des forces chorales de la région.
 

"Chanter au quotidien" à l'Ecole Saint Mitre © Musicatreize
 
Vous venez de faire allusion à « Chanter au quotidien ». En quoi consiste ce dispositif ?
 
Je l’ai imaginé pour les écoles primaires et il a démarré juste après l’épisode de la covid. Il consiste à charger un intervenant de faire chanter des enfants vingt minutes chaque jour ; ce qui n'a rien à voir ce que l’on obtient si on les fait chanter une heure par semaine. On possède de nombreux témoignages sur les aspects plus que positifs de la pratique quotidienne du chant, sur la façon dont les enfants changent, se respectent, s’écoutent et montrent de l’empathie les uns vers les autres.(1) On constate une baisse des phénomènes de harcèlement, etc. Les enseignants soulignent pour leur part les progrès des élèves, en français aussi bien qu'en mathématiques. Les vingt minutes prises quotidiennement par la pratique chorale, sont – très largement ! – rattrapées ailleurs. On a entendu des enfants confier : « Je viens à l’école parce qu’il y a ça » ... 
Nous avons fait faire une étude par le Laboratoire de neurosciences de l’Université de Marseille – elle va très bientôt paraître (2)– qui démontre de façon indubitable tout ce que je viens de vous dire. Reste qu’il faut trouver des intervenants –  jeunes chanteurs, jeunes chefs de chœurs – qui veulent bien se prêter au jeu. Il en est pour qui ce pourrait presque être un métier. Trois établissements scolaires marseillais sont aujourd’hui concernés par « Chanter au quotidien » et ... notre exemple fait des émules : une école de Vannes a pris contact avec nous et s’est lancée dans l’aventure. Une autre, dans la même ville, est susceptible de lui emboîter le pas. Il faudrait que l’Education Nationale s’empare de « Chanter au quotidien » et ne considère pas ça d’un œil même pas attentif mais un peu amusé. J’ai eu l’occasion de le dire publiquement lors d’un colloque il y a deux ans à la Philharmonie : si l’Education Nationale changeait de paradigme, cela modifierait complètement l’éducation de nos enfants.
 

© Christophe Abramowitz
 
Un autre week-end choral s’annonce, du 28 au 30 juin, inscrit dans le cadre de Chants Libres, le festival d’art choral de la Fondation Bettencourt Schueller. Quel en seront les acteurs et le programme ?
 
On y retrouvera Musicatreize et sept chœurs amateurs pour une grande fête du chant choral qui se déroulera tout autour de Draguignan, dans des villages absolument magnifiques. Nous donnerons un grand concert d’ouverture avec Khenkhenou de Zad Moultaka, qui rassemblera seize chanteurs de Musicatreize, une centaine de choristes et un chœur d’enfants dans un superbe amphithéâtre de verdure. En clôture de week-end, nous reprendrons une pièce d’Alexandros Markeas que nous avons donnée au Festival de Besançon en septembre dernier : Dionysos, le vin, le sang, pour douze voix et électronique. Elle sera précédée d’une première partie de chansons à boire. Tout cela se déroulera au Château Font du Broc, domaine viticole qui, en plus de l’excellence de ses vins, possède un haras avec un manège, où se tiendra le concert. Et pendant tout le week-end, les autres chœurs participants se produiront dans les villages de Dracénie, la communauté de communes de Draguignan : ça va chanter partout !
 
Propos recueillis par Alain Cochard, le 28 février 2024

 

(1) https://www.youtube.com/watch?v=b7BhQZoOock

(2) Un premier bilan (en anglais) est déjà disponible : www.mdpi.com/2227-9067/10/9/1515
Calendrier des concerts de Musicatreize :
www.musicatreize.org/
 
Messe gitane au Festival Acccordanses :
human-music.eu/project/messe-gitane/
 
accordanses.fr/
 
 
Photo © Christophe Abramowitz

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