Journal

Une interview de Nathalie Manfrino


Nathalie Manfrino, la Roxane de Roberto Alagna à Montpellier et Monte Carlo, répète actuellement l’opéra de Franco Alfano, Cyrano de Bergerac, adapté de la célèbre pièce de Rostand, sur la scène du Châtelet. Remise au goût du jour il y a une dizaine d’années seulement après un long purgatoire, l’œuvre sera présentée pour la première fois à Paris depuis sa création romaine en 1936. A cette occasion, la jeune et pétillante soprano française partage l’affiche avec Placido Domingo du 19 au 31 mai. Rencontre avec une artiste pleine d’avenir.

2009 est une année très importante pour vous, qui avez triomphé dans Thaïs à Saint-Etienne, chanté Berlioz avec Colin Davis au Théâtre des Champs-Elysées, devez interpréter Les pêcheurs de perles en Espagne après Cyrano de Bergerac à Paris. Avez-vous le sentiment d’être arrivée là où vous le souhaitiez et jugez-vous difficile le chemin parcouru jusqu’à aujourd’hui ?

Nathalie Manfrino : Je ne sais pas si je suis dans les temps, même si j’ai l’impression de gravir une à une les marches de ce qu’il convient d’appeler la carrière. Chaque étape est importante pour un jeune chanteur : il faut avant tout suivre le temps imparti aux études, avant de pouvoir se lancer sur scène et se dire que l'on est arrivé à quelque chose. Mais à partir de quoi et de quand peut-on véritablement se dire que l'on a atteint ses objectifs, je n’en sais rien. J’ai le sentiment d’avoir accompli les choses dans l’ordre et d’avoir pris, quand cela était nécessaire, les directions qui s’imposaient, d’autant que je suis issue d'une famille qui n'appartenait absolument pas à ce milieu. Etant autodidacte, j’ai du très tôt faire des choix, trier parmi les personnes qui voulaient ou non me soutenir, déceler les bons professeurs, alors que je ne savais rien. Le chant est pour toutes ces raisons une discipline extrêmement complexe. Heureusement j'ai toujours eu un instinct très fort, un sixième sens très développé qui m’a permis de repérer les êtres ou les situations néfastes. Certains de mes collègues ont malheureusement rencontré des professeurs plus nocifs que d'autres.

Le chant requiert une part de chance et une forte dose de vigilance : il ne faut pas se tromper. J’ai suivi un cursus traditionnel - conservatoire, école de chant, concours - qui m’a permis de débuter sur scène, avant même de rencontrer un agent. Il ne faut jamais oublier que le métier s’apprend sur scène et que les études ne vous y préparent pas. Mes débuts dans Pelléas et Mélisande ont été terribles : j'étais parfaitement heureuse, mais le défi était démesuré. Il n’y avait pas d’alternative : soit je réussissais, soit j'arrêtais. Ou j'étais faite pour ce métier, ou je n’avais plus qu’à suivre une nouvelle direction. Heureusement, tout s'est bien passé et la réponse que j'attendais est arrivée, à la fois du public et de la critique. Un vrai baptême du feu en somme !

Vous répétez en ce moment une nouvelle production de Cyrano de Bergerac confiée à Petrika Ionesco au Théâtre du Châtelet, avec Placido Domingo. Qu’est-ce que la présence d’une telle personnalité implique pour une jeune cantatrice comme vous ?

N. M. : Je n'ai pas encore eu la chance de répéter avec lui pour le moment, mais je peux vous assurer que sa présence est très impressionnante. Quand il est entré dans la salle tout à l'heure, j'ai senti immédiatement le stress monter d’un cran. Il ne s’agit pas d'appréhension, car il est à la fois extrêmement courtois et chaleureux, mais tout ce qu'il représente, sa carrière, ses partenaires, les témoignages qui existent et que j'ai pu écouter ou visionner et que je considère comme d’inestimables modèles, tout cela m’a sauté aux mes yeux, d’un seul coup. C'est un exemple, une figure emblématique de l'opéra, une légende. Je l'ai vu au Met dans Cyrano, qu’il a souhaité inscrire à son palmarès, et j'ai été épatée, subjuguée de voir un chanteur de son envergure, capable de chanter ce rôle et d'arriver aussi frais et dispo au final. Je peux dire que je suis très impressionnée et que le stress que je ressens est avant tout galvanisant.

Curieusement cet opéra peu connu et peu représenté en France a été remis au goût du jour par Placido Domingo et Roberto Alagna avec lequel vous avez déjà chanté à trois reprises le rôle de Roxane, au Festival de Radio France en 2003, à Montpellier et à Monte Carlo. Savez-vous désormais qui se cache derrière ce personnage de Roxane ?

N. M. : Oui sans aucun doute. J’avoue humblement qu’avant 2001, date à laquelle on m’a proposé de chanter ce rôle, je ne savais pas qu'un opéra en avait été tiré. Je connaissais en revanche très bien la pièce de Rostand que je considère comme un trésor national, car avant de me lancer dans l'étude du chant, j'ai été élève du Cours Florent. Incarner Roxane était pour moi un must absolu, un rôle phare pour une comédienne de théâtre. Le fait de participer à la redécouverte d’une œuvre oubliée comme celle de Franco Alfano, m’a procuré une très grande satisfaction. Il s’agit d’une expérience très enrichissante du point de vue culturel et musical. Je suis aujourd’hui très fière d’être à Paris pour défendre cet ouvrage où il n’a jamais été donné. Franco Alfano a composé un grand opéra français avec beaucoup d'italianité, un grand orchestre et beaucoup de lyrisme, sans que le drame ne souffre de la moindre longueur grâce à un livret très bien découpé par Henri Cain. Roxane ne perd rien par rapport à la pièce et l'émotion qui se dégage est décuplée par la musique.

D’un point de vue musical quelles difficultés avez-vous rencontrées en abordant ce rôle ?

N. M. : En termes de tessiture il pourrait être catalogué parmi les rôles de « grand soprano lyrique ». En temps que française, les difficultés liées à la langue me posent moins de problème que pour les interprètes étrangères, ce qui est un avantage pour le placement de la voix. Aujourd'hui si je mesure le temps passé depuis ma première interprétation, ce rôle m’apparaît forcément moins compliqué, car je l'ai chanté à trois reprises et ai abordé de nombreux rôles nouveaux tels que Manon ou Marguerite, qui m'ont fait évoluer. Thaïs est cependant le plus périlleux à ce jour ; Roxane est un peu moins difficile, mais l'émotion y tient une place plus importante.

Pour le moment du moins, votre répertoire est essentiellement placé sous le signe de l’opéra français : Debussy, Poulenc, Massenet, Lalo, Gounod, Bizet. C’est pourtant en écoutant Puccini que vous êtes venue à l’art lyrique : vous souvenez-vous pourquoi ?

N. M. : Ce qui m'est arrivé est très étrange. J'avais environ quinze ans lorsque j'ai découvert tout à fait par hasard deux enregistrements d'opéra chez mes parents, qui n'en écoutaient jamais. Qui les avaient mis là, je ne le sais toujours pas, mais un jour après les avoir écoutés, je les ai repassés en boucle tout en chantant par dessus les voix de Maria Callas dans Tosca et de Mirella Freni dans La Bohème. Ma mère m'a surprise et m'a dit que j'avais peut être une voix. J'adorais chanter petite, mais pas l'opéra. Etant assez malheureuse à l’école, le théâtre m'a d’abord sauvée, puis ce fut l'opéra. Puccini a cette faculté d'attirer à la première écoute et j'ai été fascinée. J'ai donc passé des auditions pour savoir ce que les professionnels pensaient de moi et les choses se sont enclenchées. Je peux vous assurer que le jour où j'ai chanté Bohème à Bordeaux, j'étais particulièrement émue, car mon rêve se réalisait.

Quelles sont les carrières que vous enviez ?

N. M. : Celle de Maria Callas, reste un modèle. Après l’avoir entendue dans Tosca j'ai voulu tout écouter, l’entendre dans tous les enregistrements qu’elle avait laissés y compris les rares témoignages fimés : quelle émotion, quelle richesse pour un interprète que de la voir dans l'air de Manon même sans le récitatif, c'est un miracle. La carrière de Freni pour un tas d’autres raisons est également merveilleuse. Une carrière éclair ? Pourquoi pas, je peux comprendre le besoin d'aller vite, mais je voudrais pour ma part prendre le temps, chanter beaucoup et être crédible. Je voudrais être capable de savoir dire non, me préserver. Malgré mon jeune âge et les conséquences que cela peut impliquer, j'ai dans un passé très proche refusé certaines propositions car je ne me sentais pas prête et que j’estimais faire preuve de professionnalisme. Mireille m’a, par exemple, été demandée à un stade de ma carrière où je jugeais ce rôle inopportun. Raymond Duffaut est depuis venu m'entendre et m'a proposé de l’interpréter à Orange. J'étais inquiète, mais j’ai travaillé la partition l'été dernier et l’audition a été concluante puisque j’aborderai l’opéra de Gounod en 2010. Dans un an et demi ma voix aura encore évolué et je serai tout à fait prête à relever ce défi.

Waltraud Meier déclarait récemment qu’au cours des masterclasses qu’elle donne, elle était confrontée à une vraie crise, non pas des voix, il y en a toujours de très belles, mais des personnalités, parce que personne ne se préoccupe, selon elle, de développer des tempéraments forts. Qu’en pensez-vous ?

N. M. : Il faut avoir de la personnalité dans ce métier, autrement on ne tient pas. Nous sommes en communauté, en troupe, même si elles changent souvent, mais nous devons être aptes pour résister et évacuer le stress. Nous pouvons garder une personnalité forte tout en étant honnête et sans avoir à jouer un personnage, ce que certains font à leurs dépens. Même s’il peut nous arriver de commettre des erreurs, il faut les assumer. J'ai parfois pensé que j'agissais mal, mais finalement j'ai compris que j'avais bien fait. Je n'ai jamais vu quelqu'un faire un caprice pour un caprice, nous sommes des professionnels. Quand il y a un problème et que nous l’anticipons en répétition, nous le faisons savoir et si le dialogue est possible, rien ne s'oppose à ce que nous trouvions une solution commune. Il faut du caractère, savoir doser, éviter que les bruits injustifiés ne vous suivent, ou ne vous précèdent. Une fois sur les planches je suis le personnage à 100% et j'y adhère, mais je peux m’en détacher une fois la représentation terminée. Je trouve Roxane terrible au début, mais je comprends son évolution rapide, son engagement, son choix de se retirer pendant quinze ans. Il ne faut pas lâcher l'émotion.

Au printemps 2008 paraissait votre premier album chez Decca intitulé « French heroines ». Avec le recul quels enseignements en avez-vous tiré et quels sont vos projets discographiques ?

N. M. : L'aventure a été très importante pour moi. Après la parution du DVD de Cyrano de Bergerac chez DG et ma Victoire de la Musique, Universal m’a proposé un album. Je n'étais pas tout à fait d'accord pour un programme patchwork, même si le grand public aime entendre les airs les plus connus et nous avons donc cherché à rendre hommage à l'opéra français en proposant une sorte d'anthologie. J'étais heureuse de défendre ce répertoire ; j'aurais aimé n'enregistrer que des raretés ce qui n’a pas été le cas, mais j'ai tout de même pu glisser Le Roi Arthus qui n'est jamais donné. Ce disque s'est fait très vite avec une forte pression, car nous n’avons plus droit à l'erreur. Je me suis beaucoup inquiétée, mais l'accueil a été très bon ainsi que les ventes. Nous réfléchissons actuellement à un second projet, mais nous prenons le temps pour réaliser un album d'airs d'opéra italiens original qui comportera quelques surprises. Thaïs doit être retransmis à la télévision, tout comme le Stabat Mater de Rossini que je chanterai au Festival de Saint-Denis. Si je pouvais faire un voeu ce serait de chanter sur les grandes scènes internationales. Mais je suis patiente et persuadée que les choses arriveront naturellement. Me retrouver à Paris dans Cyrano est en soit une récompense. Je suis très gâtée.

Propos recueillis par François Lesueur le 6 mai 2009

Franco Alfano : Cyrano de Bergerac

(version originale en français)

Du 19 au 31 mai 2009

> Programme détaillé et réservations au Châtelet

> Voir les vidéos d’opéra

> Lire les autres articles de François Lesueur

Photo : DR

Partager par emailImprimer

Derniers articles