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Une interview de Julien Behr, ténor – « Nous avons de la chance de faire un métier que nous aimons et cela est exaltant ! »

Julien Behr est un homme heureux : heureux d'être ténor, de pouvoir exercer son métier en France et ailleurs, de jouer et de chanter des rôles qu'il aime et lui vont bien, heureux de faire partie d'une génération de jeunes artistes enthousiastes qui offrent une image rajeunie de l’art lyrique. A l'affiche de La Flûte enchantée à la Bastille jusqu’au 15 juin, entouré de Vannina Santoni, Jodie Devos et Florian Sempey et sous la direction du Hongrois Henrik Nánási, il est attendu le 28 mai au Festival de l'Epau pour reprendre le programme de son premier album, Confidence, un programme français conçu en dialogue avec le Palazzetto Bru Zane et publié chez Alpha (1)
 
 
Il est difficile d'imaginer qu'il y a quelques années le monde lyrique vivait une pénurie de voix françaises et de ténors en particulier ! Aujourd’hui votre nombre est presque pléthorique : Stanislas de Barbeyrac, Cyrille Dubois, Benjamin Bernheim, Jean-François Borras, Jean-Pierre Furlan, Sébastien Guèze, Kevin Amiel… et vous-même. Vivez-vous cette résurgence comme un bienfait ou souffrez-vous de cette concurrence ?
 
Julien BEHR : C'est exact et il en est de même pour un bon nombre de barytons, sopranos et mezzos généreusement distribués, ce qui ne peut que nous combler. C'est vraiment très agréable et je peux vous dire sincèrement que je ne ressens absolument pas de concurrence ; je suis même ami avec de nombreux ténors que je retrouve fréquemment en dehors du travail, à l’heure de l'apéritif. Il faut dire que nous sommes tous sur des créneaux particuliers et que nous évoluons dans un réseau où il y a de la place pour tout le monde. C'est fantastique de voir tous ces hommes de ma génération qui sont à la fois simples, accessibles, communicants, sympathiques et bons acteurs, ce qui nous éloigne des clichés qui nous ont longtemps été reprochés. Je ne suis pas spécialiste du passé mais je vois d'un bon œil tout ces gens qui viennent à l'opéra, parfois pour la première fois, pour découvrir un univers où les artistes ne sont plus des « intouchables ». C'est très positif pour l'image de l'opéra, car on y sent un vrai partage. Je dois dire aussi que je trouve cela légitime car nous n'avons pas de raison de la ramener : nous avons de la chance de faire un métier que nous aimons et cela est exaltant. A l'heure actuelle le public peut applaudir des distributions constituées de jeunes artistes qui font bien leur travail et cela est très bénéfique. La simplicité, la manière de rendre notre art accessible a donné un vrai coup de fouet et permet d'attirer un public qui il y a encore peu de temps ne connaissait pas ou mal ce milieu.
 
Contrairement à certains de vos confrères vous êtes arrivé à l’opéra tardivement. Est-ce que cela explique en partie le fait que vous ne précipitiez rien, bien au contraire, vous prenez le temps, ce qui paraît un luxe aujourd’hui ?
 
J.B. : Je suis arrivé très tôt à la musique puisque j'ai intégré dès six ans une maîtrise où je suis resté toute mon enfance. Puis j'ai fait mon droit tout en pratiquant le piano, la trompette, mais ma rencontre avec l'opéra a eu lieu plus tard, en fait après mon entrée au CNSM de Lyon. J'étais sur le point de passer le concours d'avocat, mais me suis trompé dans les inscriptions et j'ai donc essayé de ne pas perdre un an. Je commençais à préparer ma voix et par un concours de circonstances, j'ai dit à ma mère que j'allais faire de la musique pour voir ; mais en fait j'ai beaucoup aimé ça. Au CNSM je n'ai chanté que ce que je connaissais, sans construire de répertoire, mais tout s'est bien passé. J'étais à l'aise, musicalement formé, ce qui m'a permis de prendre mon temps. Aujourd'hui j'ai des propositions et le luxe de pouvoir choisir ce que je veux et comme je n'ai pas d'envie très arrêtée, tout se déroule parfaitement. Mon premier critère est que le rôle soit sain pour moi, puis qu'il arrive au bon moment et enfin qu'il se fasse dans un bon endroit. Je n'ai pas à me plaindre car tout arrive à point nommé ; j'essaie de bien faire mon travail et le reste suit. J'ai également l'avantage de me ficher de ce que je dois chanter : je ne suis pas en train de me dire c'est Bohème et mourir, même si j'aime cette musique. Je vais chanter ma 51ème Flûte enchantée demain et j'adore toujours autant cette musique qui m'exalte comme au premier jour. Mais, bien sûr, certains producteurs me font de belles propositions, comme Roméo et Juliette ou Traviata, ce qui, à l'approche de mes quarante ans est normal. Ma voix change, s'ouvre, se projette mieux, je me sens plus solide sur toute la tessiture et pour moi c'est merveilleux. Je pense avoir fait jusque-là les bons choix et constate que mon travail porte ses fruits.
 

Cette saison est particulièrement riche, marquée par une création, Bérénice de Jarrell à Garnier, votre premier Laerte dans Hamlet au Comique, votre premier Tom Rakewell de The Rake’s progress à Nice, ainsi que la parution de l’album Confidence chez Alpha. Comment vous êtes-vous préparé à franchir toutes ces étapes et que retenez-vous de ces différents rendez-vous ?
 
J.B. : Je suis toujours en alerte mais en fait je prépare mes rôles d'une production sur l'autre, ce qui limite un peu l'anticipation, mais j'ai toujours travaillé comme ça, sur le moment. J'anticipe donc peu, mais m'efforce d'arriver neutre aux répétitions. Je connais ma partition bien sûr, mais cherche toujours à être dans un état de docilité pour le metteur en scène et le chef. Et cette attitude fonctionne même quand je connais très bien le personnage. La diversité des inspirations des chefs peut changer radicalement mon approche et je trouve cela merveilleux, car c'est sans fin. Cette reprise de Zauberflöte à Bastille a été très bien accueillie et nous sommes très contents.
 
Certains jeunes artistes se plaignent de ne pas être préparés à la dureté de la carrière, à ses aléas, au rythme requis, à la fatigue, au stress. En a-t-il été de même pour vous ou avez-vous eu la chance d'avoir été conseillé ?
 
J.B. : Au CNSM j'ai fait cinq ans de musique intensive et j'ai tout fait avec gourmandise, enchaînant piano, chant, langue ; j'ai eu le sentiment que c'était le cas pour beaucoup de branches, car j'ai fait du droit dans des cabinets d'affaires et j'ai pu constater que j'avais appris la base mais n'avais pas de sens pratique ; c'est partout pareil, on apprend sur le tas. On acquiert les bases et la vie des chanteurs, l'éloignement, le rythme, le stress, chacun le vit de manière différente. Je ne vois pas comment on pourrait nous prémunir car nous réagissons tous différemment. Si je disais à des jeunes « vous allez devoir vivre loin de chez vous, vous allez avoir du mal à établir une relation stable avec quelqu'un » vous imaginez ! Tout dépend des tutelles, mais elles font ce qu'elles peuvent. J'ai eu la chance de rencontrer un personnage essentiel il y a dix ans, Laurent Delage, mon agent, qui exerce à Vienne et avec qui j'ai le sentiment de pratiquer un certain artisanat. Je suis très apaisé, car je ne suis plus le chien fou que j'ai été, j'ai pris du recul sans doute par ce que j'ai compris que ne n'avais pas de raison de me plaindre. Je travaille dans de grandes maisons, suis distribué dans des rôles importants et suis soutenu, car Laurent travaille pour les artistes et pas pour les théâtres. J'ai déjà refusé pas mal de propositions car je sentais que je n'allais pas être forcément heureux en les acceptant et suis convaincu qu'il vaut mieux un beau rôle à Nice ou à Nantes avec des amis, que de me retrouver au Met sur des spectacles de qualité moyenne. Mon professeur de chant, Cécile Perrin, m'aide également beaucoup, elle est souvent à mes côtés, se déplace pour venir m'entendre et fait du « SAV » par Skype. Le chef Sébastien Rouland, ou encore la basse Paul Gay me donnent eux aussi de précieux conseils.
 

Tamino dans la Flûte enchantée (m.e.s. Robert Carsen) face au Papageno de Florian Sempey © Svetlana Loboff- Opéra national de Paris
 
Vous êtes depuis le 27 avril à nouveau sur la scène de la Bastille pour interpréter Tamino dans une production de Die Zauberflöte de Mozart confiée à Robert Carsen, dans laquelle vous étiez en 2015. Mozart tient une place de choix dans votre carrière ; pouvez-vous nous en expliquer les raisons ?
 
J.B. : Pour des raisons physiologiques, je préfère me dire que l'on ne choisi pas le répertoire que l'on chante mais que nous allons où la musique nous emmène ; il est toujours préférable d'écouter ce qui se passe dans son corps plutôt que de prendre pour argent comptant ce que vous disent les gens. Ma voix, mon physique et les qualités que je peux apporter à certains rôles mozartiens font que j'apprécie ce répertoire et aime le retrouver régulièrement. Quand je vois René Jacobs qui travaille depuis si longtemps sur ses partitions et qui est comme un enfant lorsqu'il découvre encore de nouvelles choses à explorer, c'est absolument passionnant. Du moment que c'est sain il faut y aller.
Tamino a été mon premier grand rôle abordé à Rouen avec William Kentridge et c'était parti. J'ai chanté Ottavio, j'adorerai aborder Idomeneo qui est mon opéra préféré, après Arbace que m'a proposé Minkowski et pourquoi pas Idamante que je devais faire à Madrid cette saison. J'ai encore le temps car les rois demandent une certaine maturité vocale et physique. Mais il y aura Belmonte l'an prochain à Genève, que je suis heureux de pouvoir ajouter à ma liste. J'ai également pris un plaisir incroyable à interpréter Tom Rakewell, de même qu'Edgardo, deux rôles qui m'ont nourri. J'espère pouvoir chanter encore Mozart dans dix ans et alterner ce répertoire avec Faust, Bohème, Traviata et Roméo : ce serait un équilibre parfait.
 
Le jeu, la scène vous ont très tôt attiré, bien avant la musique puisque vous avez même envisagé un temps de devenir comédien : est-ce que le fait d'avoir déjà travaillé avec Guth, Michieletto, Py, Kusej, Tcherniakov, Kosky ou Marton a pu combler votre désir de théâtre et qu’avez-vous tiré de ces collaborations ?
 
J.B. : Vous citez en effet de grands noms ! C'est une chance pour moi, car ils sont tous différents et m'ont beaucoup apporté. Je les respecte énormément car leur métier est à la fois merveilleux et d'une extrême complexité, plus encore que celui des chefs, qui me passionnent. La vision des metteurs en scène nous attire aujourd'hui plus que jamais, leur art exige de procurer au plus grand nombre des moments inoubliables, de faire frissonner et dresser les poils. Ils doivent absolument aller chercher ce public et moi qui suis difficilement rassasié d'un point de vue dramatique, j'ai besoin de bien choisir mes productions pour ne pas être déçu de me retrouver sur certains projets.
Chaque metteur en scène est censé apporter son regard, sa propre perception d’un drame et doit contribuer à livrer une lecture nouvelle. Avec Michel Fau sur Ciboulette j'ai pu partager sa passion pour un travail de fond en direction du jeu, comme avec Jean-François Sivadier sur Don Giovanni à Aix. Nous sommes respectés car nous sommes chanteurs et comédiens et les metteurs en scène savent qu'ils peuvent nous demander un plus grand investissement que par le passé. J'adore l'approche de la scène et suis très flatté lorsque je me sens considéré comme un comédien, même si je suis avant tout chanteur : il faut trouver le bon équilibre entre les deux. Olivier Py n'est pas dans la direction d'acteur pure, mais davantage dans l'image et ce qu'il a réalisé sur Salomé était extraordinaire.
 

Pierre Bleuse © Ulystrator
 
Le moins que l'on puisse dire c'est que votre premier album dirigé par Pierre Bleuse à la tête de l'Orchestre de l'Opéra de Lyon – un programme imaginé en collaboration avec Alexandre Dratwicki du Palazzetto Bru Zane – sort des sentiers battus : Godard, Joncières, Delibes avec Jean de Nivelle, Gounod avec Cinq-Mars, côtoient Thomas, Lehar et ... Trenet. Comment l'avez-vous construit ?
 
Je n'avais pas d'idée précise car Alpha est arrivé spontanément dans ma vie et son directeur Didier Martin m'a proposé un album solo, chose que je n'imaginais pas pouvoir faire. J'ai vécu cela comme un privilège car ce label offre une liberté artistique totale. J'ai donc cherché un thème en tachant d'éviter un nième hommage à Mozart, car tout le monde le fait. Je me suis focalisé rapidement sur le répertoire français et me suis rapproché d'Alexandre Dratwicki pour qu'il me fournisse en partitions, en accord avec ma voix qu’il connaît bien. J'ai procédé à une sélection parmi tout ce qu'il m'a livré et j’ai ressenti de grands coups de cœur, pour Fortunio de Messager par exemple. Lakmé me permettait de faire une transition et de raconter une histoire, ce qui m'a permis d'aller jusqu'à la chanson que j'aime énormément. J'ai à ce propos un projet qui me tient à cœur, qui consisterait à aller plus loin dans ce domaine, en demandant à des auteurs de composer pour moi : je dois pour ce faire trouver une équipe, car c'est un milieu différent de celui de l'opéra. Il est impératif de rencontrer les bonnes personnes pour que cet album puisse déboucher sur du crossover de qualité. J'en ai parlé à Yvan Cassar qui pourrait se charger de réaliser l'orchestration et me suis rapproché de Vianney, mais il est très pris.
Pour revenir à Confidence, je suis très heureux de pouvoir interpréter en public la quasi-totalité de son programme, dans le cadre du Festival de l'Epau, le 28 mai prochain ; je serai accompagné par l'Orchestre de l'Opéra de Lyon et Pierre Bleuse comme sur le disque. C'est un vrai bonheur, car depuis l'enregistrement ma voix a vraiment évolué et cela va nécessairement apporter d'autres couleurs, d'autres nuances. 
 
La saison prochaine vous êtes attendu dans une reprise d'Yvonne princesse de Bourgogne de Boesmans au Palais Garnier, qui marquera votre troisième participation à une œuvre contemporaine après Quai ouest et Bérénice. D'où vous vient cette facilité pour un répertoire réputé difficile ?
 
J.B. : Et il faut ajouter le rôle-titre du prochain ouvrage de Thierry Escaich à l'Opéra de Lyon, Shirine sur un livret de Atiq Rahimi, qui sera mis en scène par Richard Brunel en mai 2020.
Je lis bien la musique, je travaille vite, cela vient de mon enfance et je n'ai pas perdu cette pratique : c'est une chance. Je prends ces expériences comme de véritables défis, mais suis convaincu que cela doit fait partie intégrante de nos carrières ; c'est indispensable pour être entièrement en phase avec la musique qui doit demeurer un art vivant. Tous les chanteurs ne peuvent pas se prêter à cet exercice, je ne voudrais pas non plus en faire une spécialité, mais je trouve que c'est essentiel et particulièrement enrichissant.
 
Propos recueillis par François Lesueur, le 29 avril 2019

(1) Airs extraits d’ouvrages de Bizet, Gounod, Messager, Thomas, Godard, Delibes, Lehár, Duparc, Chabrier, Joncières, Holmès + « Vous qui passez sans me voir » (Trenet, arrgt. Arthur Lavandier) // Orchestre de l’Opéra de Lyon, dir. Pierre Bleuse (1 CD Alpha 401)
 
« Confidence », avec l’Orchestre de l’Opéra de Lyon et Pierre Bleuse, Festival de L’Epau, 28 mai 2019, 20h30, Abbaye Royale de l’Epau, 72530, Yvre-L’Evêque // https://epau.sarthe.fr/confidence-festival-de-lepau 
 
 
Mozart : La Flûte enchantée (m.e.s. Robert Carsen) – Opéra Bastille, jusqu’au 15 juin 2019 // www.operadeparis.fr/saison-18-19/opera/la-flute-enchantee#calendar
 
Site de Julien Behr : julienbehr.fr/
 
Photo © julienbehr.fr

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