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Une interview de José Martinez, directeur de la Compañia Nacional de Danza de España – Une Carmen incendiaire aux 15èmes Etés de la danse (Théâtre Mogador)
Pourquoi ce choix de Carmen, alors que vous avez constitué un riche répertoire à Madrid?
José MARTINEZ : Parce que je voulais un titre qui accroche, qui puisse amener, interpeller le public : trop souvent les ballets contemporains portent des titres compliqués et abstraits qui ne sont pas très porteurs et n’aident pas une troupe à se faire connaître. Et puis même si Carmen n’est pas au départ de facture espagnole, elle est tout de même une héroïne nationale, comme Don Quichotte, que j’ai chorégraphié il y a quelques années. En outre la musique de la suite Bizet-Shchedrin, à laquelle s’ajoutent quelques séquences atonales de Marc Alvarez, est magnifique.
Et pourquoi le Suédois Johan Inger ?
J.M. : Parce que ce que j’ai vu de lui m’a séduit par la force de sa gestuelle, très contemporaine, intégrée dans une structure plus traditionnelle, ce qui est exactement la formule que je recherche. Il avait déjà fait un ballet sur le Boléro de Ravel et avec ce Carmen, créé en 2015, et pour lequel il a obtenu le Benois de la danse, il a dû abandonner ses habitudes d’abstraction, et se plonger dans le narratif, ce qui l’a un peu perturbé au début et ensuite lui a fait le plus grand plaisir (on l’a constaté avec le dérangeant Petrouchka donné en 2018 par les Ballets de Monte Carlo, ndlr). Il maîtrise admirablement les formes modernes, mais comme il est un ancien du Nederlands Dans Theater et interprète de Kylian, il a incontestablement de bonnes bases stylistiques et techniques !
Quel est l’accueil réservé à ce Carmen ?
J.M. : Partout, nous sommes plébiscités, nous avons beaucoup tourné avec, en Espagne et dans le monde, et nous atteignons la 100e représentation, laquelle aura lieu je crois pendant les spectacles parisiens ! Ce ballet a permis aux danseurs d’évoluer et de se trouver : je l’ai vu dès le premier mois de répétitions quand nous l’avons créé : ils étaient métamorphosés. C’est une Carmen très moderne, qui ne situe pas l’action parmi les cigarières et dans une Espagne de chromo, et se veut proche de nous. Avec une vision très animale, très dramatique, et qui de surcroît offre aux deux héros des rôles qui peuvent beaucoup varier selon leur personnalité. Le ballet en retire une couleur, une tension différentes. Inger, qui est venu lui-même faire retravailler les danseurs a choisi deux couples très différents : une fille très violente, très charnelle, face à un Don José moins fougueux, qu’elle dévore, mais qui ne la tue pas moins. Et une fille plus délicate, plus fine face à un Don José d’une virilité agressive. Le contraste est passionnant, et de surcroît évite la routine qui peut s’installer dans une production tellement reprise.
Comment évolue la compagnie à ce jour ?
J.M. : Les danseurs sont une cinquantaine, avec 14 nationalités, mais la grande majorité est espagnole, ce qui me paraît excellent pour l’identité de la troupe, laquelle, sous Nacho Duato, le précédent directeur, était vraiment peu enracinée dans le pays. Ce qui me frappe dans ce groupe de jeunes gens c’est leur engagement, leur enthousiasme, leur curiosité, et leur dynamisme magnifique. Sur le plan du style, là aussi, j’ai peu à peu rétabli les pointes qui avaient disparu. Quant je suis arrivé, certaines danseuses, pourtant formées à une solide technique classique, ne les avaient plus mises depuis sept ans. Certes dans Carmen, il n’y a pas de pointes, ce n’est pas le style d’Inger, mais pour d’autres ballets que j’ai montés, elles sont bien présentes car je reste fidèle à mon enseignement, à ma culture chorégraphique.
Avez-vous rencontré des difficultés depuis votre arrivée ?
J.M. : La majeure est que nous n’avons pas de lieu de résidence fixe. Certes, nous avons de beaux studios de travail à Madrid mais pour les spectacles, nous sommes nomades. J’espère que ce problème sera réglé dans les années à venir. En outre, comme nous tournons beaucoup, et avec un nombre croissant de représentations, cela entraîne pas mal de difficultés de gestion : ainsi nous revenons de Colombie, mais les décors et les costumes vont mettre quarante jours à arriver. Il faut donc tout doubler pour ces productions appelées à être mobiles.
A Paris, nous vous verrons dans votre rôle de directeur pour la dernière fois ?
J.M. : Oui, car il y a en Espagne un usage immuable concernant tous les mandats : on ne peut pas en dépasser deux ! Je serais bien resté encore un peu pour faire progresser mes danseurs, mais il en est ainsi pour tout le monde. Il y aura donc ce Carmen, auparavant nous donnerons au Festival de Grenade, un hommage à Leonid Massine où nous danserons son Tricorne reconstitué par Lorca, son fils, puis fin juillet à Madrid, quelques galas pour fêter le 40e anniversaire de la compagnie. Ensuite, je laisserai la place à mon successeur, le madrilène Joaquín De Luz, qui a fait sa carrière à l’American Ballet Theater et au New York City Ballet.
Que ferez- vous de votre liberté retrouvée ?
J.M. : Je me concentrerai sur mon travail de chorégraphe, que j’ai un peu délaissé à Madrid, faute de temps, et que je n’ai pu mener à bien avec la profondeur que j’aurais souhaitée. Ces années auront été très riches mais très fatigantes ! Je vais un peu respirer, retrouver un peu plus souvent mon cher Paris et penser à mon rêve : une nouvelle vision de Giselle, ballet iconique pour tous les danseurs de ma formation, que je présenterai au Théâtre National de Zagreb en novembre 2020. Auparavant, je travaillerai aussi sur un Corsaire à l’Opéra de Rome. On ne guérit pas du classique !
Propos recueillis par Jacqueline Thuilleux, le 28 mai 2019
Du 8 au 17 juillet 2019
Paris – Théâtre Mogador
www.lesetesdeladanse.com
Photo © Carlos Quezada
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