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Une interview de Joël Pommerat – L’alchimiste du plateau

Auteur dramatique, metteur en scène, directeur de compagnie (1), Joël Pommerat est l’une de figures de proue de la scène théâtrale française. L’adaptation lyrique de sa pièce Au Monde, par le compositeur belge Philippe Boesmans, était l’un des événements de la Monnaie de Bruxelles la saison dernière. Coproduite avec l’Opéra Comique, cet opéra à l’entêtant suspense musical, comme toujours chez cet alchimiste du plateau, réglé au cordeau selon des codes extrêmement précis, sera présenté au public parisien du 22 au 27 février. A quelques jours de cette reprise, Joël Pommerat a bien voulu lever le voile sur les secrets de fabrication de cette œuvre à ne pas manquer.
 
Avant d’être un opéra, Au monde est une pièce que vous avez écrite et mise en scène avec votre compagnie Louis Brouillard en 2004. A Bruxelles la saison dernière, les deux volets ont été proposés au public de la Monnaie : la pièce d’abord, puis son adaptation lyrique réalisée par le compositeur Philippe Boesmans. Pourquoi ce dytique n’a-t-il pas été repris à Paris ?

Joël POMMERAT : Le fait de pouvoir présenter ces deux spectacles dans la même ville à un moment si rapproché n’a pu se faire que grâce à un heureux concours de circonstances, mais cela n'était en aucun cas lié à quelque chose de pensé de longue date, car il s'agit de deux productions indépendantes. Il s'est trouvé que lorsque j'ai remis la pièce Au monde sur la route, après une interruption de plusieurs années, la Monnaie m'a proposé de mettre en scène une œuvre lyrique. Nous avons de ce fait pu mettre en place cette sorte de diptyque à Bruxelles, mais cela n'aurait pas été possible à Paris ; par ailleurs Au Monde avait été programmé au Théâtre de l'Odéon avant de voyager en Belgique et il était impensable de rejouer la pièce cette année à Paris.

Cet opéra est votre seconde expérience après Thanks to my eyes avec Oscar Bianchi, cette fois avec un auteur de renom, habitué depuis longtemps à mettre en musique des livrets tirés de Shakespeare, Strindberg ou Gombrowicz avec Luc Bondy. Connaissiez-vous ses œuvres avant de le rencontrer et comment avez-vous appris à collaborer ensemble ?

J. P. : Je ne connaissais ni l'homme, ni le compositeur, seulement sa réputation. Lorsque j'ai commencé à fréquenter le monde de l'opéra, j'ai entendu son nom revenir très fréquemment. La Monnaie nous a permis de nous connaître, car son directeur avait envie de passer commande à Philippe d'une œuvre nouvelle et de me proposer une mise en scène, mais j’avais fait savoir que je ne souhaitais pas m’attaquer à un ouvrage issu du répertoire, car je ne me considère pas comme un metteur en scène d'opéra ; venant du théâtre je voulais bien prolonger mon travail de création, musicalement, en collaboration avec un compositeur. Il m'a ainsi été permis de rencontrer Philippe, qui avait lu quelques uns de mes textes et s’est montré enthousiaste. Nous avons sympathisé rapidement, car en plus d'être une personnalité de grand talent, il est merveilleux dans le travail et il nous a été facile de trouver une manière de collaborer à la fois simple et régulière. Nous nous sommes énormément parlés car lorsqu’il écrivait la musique, il revenait sans arrêt vers moi, ainsi lors de séances de travail improvisées pouvais-je reprendre le texte en fonction de nos discussions, de ses partis pris et de ce que j'imaginais, pour que nous puissions avancer pas à pas dans l'écriture de la partition, moi sur le livret, lui sur la musique. Je ne lui avais pas remis quelque chose de définitif qui aurait été préparé longtemps auparavant, mais plutôt un cadre. Je crois qu'il a bien aimé cela, en plus d'être confronté à un auteur vivant.

Ce que raconte Au Monde, une histoire de famille où un père, riche industriel, prépare sa succession, sous la forme d’un huis clos, était selon votre propre aveu ce que vous imaginiez de plus adaptable parmi vos œuvres à l’opéra. En dehors de leur profil musical, de quelle manière avez-vous accueilli les voix et les typologies vocales de vos personnages : aviez-vous des idées précises ou avez-vous laissé le choix à Boesmans ?

J. P. : J'ai encore du mal, n'étant pas issu du monde de la musique, à penser la voix d'une manière aussi concrète qu'un musicien. Philippe a eu tout de suite des idées très précises sur les personnages, qui m’ont parfois surpris, mais je n’avais pas d’argument pour le contrer. J'avais confiance et pensais que cela relevait de ses prérogatives. Il est difficile de savoir exactement qui doit faire quoi, car il s'agit d'un travail en commun et en principe chaque duo doit fonctionner différemment, mais nous avons essayé de conserver une grande liberté pour intervenir si cela était nécessaire, dans le champ de l'autre. J’avoue avoir été perplexe lorsque Philippe m’a fait savoir qu’il voyait d’emblée une voix de basse pour incarner le père ; je pensais au contraire qu'en raison de son âge et de sa fragilité, une voix fluette, qui aurait perdu de sa masculinité aurait pu convenir, mais pour lui cela était impensable, sans doute parce que Arkel n'était pas loin, mais encore une fois je ne possède pas assez de culture lyrique pour faire des contre-propositions. J'ai eu très vite envie de voir où Philippe pouvait m’emmener. Il a beaucoup parlé d'archétype sur cette pièce qui lui paraissait idéale pour passer à l'opéra. Je le comprends, car j’ai voulu une sorte de parodie d'histoire où l’on retrouve la famille, le père, le fils qui revient après s’être absenté, mais j'ai essayé de déconstruire un peu tout cela, sans prendre tout au sérieux. Philippe les voyait comme des éléments opératiques qui le rassuraient. J'aimerais l’entraîner vers de choses moins identifiables, je suis en train de lui parler par votre intermédiaire, ce qui est amusant, moins dessinées « opératiquement ».

Lorsque l’on est comme vous habitué à travailler avec les mêmes comédiens, est-il facile de mettre en scène des chanteurs-acteurs que vous ne connaissez pas ?

J. P. : Cela conduit à un autre rapport dans le travail et dans la collaboration, car même si j'ai participé au choix de ces personnes, je ne les connaissais pas, ce qui était nouveau pour moi, car dans ma compagnie j'ai une maîtrise de l’ensemble de la production ; il s'agissait donc de quelque chose d'étranger à ma façon habituelle de travailler. Je me sens cependant encore en phase d'apprentissage, ce qui me plaît d'ailleurs, car je ne le ferais pas si j’avais toutes les cartes en mains, mais je prends cela avec assez de recul et prend plaisir à me sentir déplacé dans mes méthodes. Comme le fait d'avoir moins de temps à l'opéra, cela me pousse à trouver le bon rapport avec chaque paramètre pour ne pas être frustré ou malheureux.

On retrouve dans tous vos spectacles une langue très particulière, mais également un univers très singulier où scénographie, lumière son et jeu sont travaillés dans l’épure avec une attention extrême. Pour quelqu’un attaché à sonoriser ses comédiens et à amplifier certains sons, je pense aux fameux bruits de pas ou de talons qui sont devenus votre signature, comment avez-vous appréhendé les voix lyriques qui n’ont justement pas besoin de micro et quel nouveaux rapports avez-vous entretenu avec les tessitures, les registres les nuances et variations que rend possible l’art vocal ?

J. P. : A vrai dire, encore une fois, la maîtrise m'échappe totalement, car ce que le chanteur est capable de produire lui appartient, alors que l'univers sonore de mes spectacles est quelque chose sur lequel je peux intervenir au millimètre. Le chanteur vit et agit sur son instrument, est dirigé par le chef, suivi par le compositeur présent et a ses propres exigences. Je peux apporter ma nuance, mais le chanteur a aussi ses idées et je n’oublie jamais qu'il y a la partition, la note, le tempo et il est très rare que je m'immisce entre tous ces paramètres. J’interviens sur d'autres aspects, sur le théâtre, la direction d'acteurs bien sûr. Je suis là pour essayer de construire un objet qui réponde à la définition que je pense être la plus juste de l'opéra et qui soit tout autant du théâtre que de la musique et du chant. Je me bats le plus possible sur la question théâtrale, mais il est parfois question de justesse et cela passe alors par le corps ou par la psychologie et le son qui sort et qui m’intéresse, doit relever davantage de la justesse de l'intention scénique que de la musique. Voilà, on peut dire finalement que je m'occupe assez peu du son.

A l’Opéra il est difficile de réunir comme on le souhaite les mêmes distributions : pour cette reprise parisienne seul le rôle-titre tenu à l’origine par Stéphane Degout, Ori, a du être remplacé par Philippe Sly. Qu’est-ce que ce changement a eu comme conséquence sur le spectacle par rapport à l’original ?

J. P. : Cela a pu amener une petite fragilité, heureusement qu’un seul artiste a dû être remplacé, mais tout de même cela a eu une influence sur la cohésion d'ensemble qui s’est vue un peu défaite : après ce qui est intéressant c'est que cette présence a apporté un sang neuf, ce qui est positif et Philippe Sly est à la hauteur du rôle. Il est différent, mais ce qu’il confère au personnage est très juste. Le Ori de Stéphane était un homme plus mûr, qui avait l’âge de ses frères et sœurs, là il a 26 ans, c'est un petit garçon qui arrive, un GI qui revient du combat et apporte des éléments différents à partir desquels j’essaie de travailler.

Qu’est-ce que l’art lyrique vous a apporté et qu’a-t-il changé dans votre manière d’intervenir au plateau ?

J. P : ... Je ne sais pas encore dire en quoi cela a fait bouger des choses, car je ne le mesure pas bien ; j'imagine que cela doit avoir une influence, mais ne sais pas laquelle. C'est trop neuf encore, je n'ai rien fait de nouveau entre les deux, mais j'ai des projets jusqu’en 2017, d’abord la création d’un spectacle qui sera à l'opposé de tout ce que nous avons pu faire puisque je réfléchis à une création que serait sans musique, sans aucun son, un spectacle assez brut ; le second prévu pour 2016, toujours avec ma compagnie, se définit comme du théâtre musical, pas de mot mais de la musique, avec une quinzaine de comédiens qui seront dans un travail d'action.

Pensez-vous qu’il soit possible qu’Au Monde soit mis en scène par quelqu’un d’autre que vous tant l’œuvre est liée à votre personnalité et dans ce cas n’est-ce par un handicap pour que ce titre vive sa vie ?

J. P : C'est justement en train de se concrétiser en Allemagne ou en Suisse, je ne sais plus, je n'irai pas de toute façon, Philippe s’en chargera. C'est bien, je suis content, mais je ne peux pas le concevoir, si d’autres rêvent sur cette œuvre cela me fait plaisir ; ce sera tout de même assez spécial car traduit en allemand.

Vous n’avez à ce jour mis en scène qu’un seul texte qui n’était pas de vous, celui de Catherine Anne intitulé Une année sans été. Cette expérience vous a-t-elle donné envie de mettre un jour en scène un opéra dont vous n’auriez pas écrit le livret et si oui vers quel répertoire vous pencheriez-vous ?

J. P. : Non, on m'a fait des propositions que j'ai refusées sans regret, c'est ainsi que la Monnaie m'a mis en relation avec Philippe. Là où j'ai hésité c'est face à Pelléas, car c'est la pièce qui a le plus influencé mon l'écriture, celle de Maeterlinck. Puis à 22 ans j'ai écouté Debussy et j'ai éprouvé un véritable choc face à cet opéra parlé, ou plutôt situé entre le chant et la parole, qui m'a hanté longtemps et m’a profondément marqué.

Votre collaboration avec Philippe Boesmans, semble s’être bien passée puisque vous devez être à nouveau réunis. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

J. P. : Nous travaillons pour le moment à un Pinocchio, qui sera peut être suivi par Cendrillon, mais tout cela est actuellement en discussion. Nous avons décidé de travailler à partir de mon adaptation qui servira de base, car Philippe voulait au départ que nous imaginions un livret original, mais par manque de temps j'ai préféré partir de quelque chose d'existant. Cette nouvelle création est prévue pour Aix-en-Provence en 2017.
 
 
Propos recueillis par François Lesueur, le 16 février 2015.

(1) La Compagnie Louis Brouillard créée en 1990
 
Boesmans/Pommerat : Au Monde
22, 24, 26 et 27 février 2015
Paris - Opéra Comique
www.concertclassic.com/concert/au-monde-philippe-boesmans

Photo © David Balicki

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