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Une interview de Joan Matabosch, directeur artistique du Teatro Real de Madrid – « Avoir les personnalités les plus en vue ne doit pas être une obsession »

L'après Mortier aurait pu être un obstacle pour ce catalan resté à la tête du Liceu de Barcelone pendant de longues années, en ayant préalablement occupé plusieurs postes stratégiques dans cette institution au glorieux passé. Joan Matabosch (photo) n'a pourtant pas hésité à relever le défi qui lui a été proposé, profitant des transformations qu'avait tenu à mener Gerard Mortier, en se glissant intelligemment dans ses pas, tout en réussissant à soumettre le Teatro Real de Madrid à ses propres volontés. Six ans après ses débuts à la direction artistique de l’insitution lyrique madrilène, Joan Matabosch a pris le temps de répondre à nos questions dans le cadre d'un entretien parsemé de confidences et de révélations.
 
 
Succéder à quelqu'un d'aussi singulier que Gerard Mortier n'avait rien d'évident, lui qui aimait tant la confrontation et la polémique, et pourtant, vous avez su maintenir le niveau artistique du Teatro Real tout en imposant votre personnalité. Quel regard portez-vous sur la période écoulée depuis votre arrivée à Madrid ?
 
Joan MATABOSCH: Lorsque la proposition m'a été faite, j'ai été très clair en disant que je ne voulais pas reproduire ce qui avait eu lieu à Paris lors du départ de Gerard Mortier, afin d'éviter tout syndrome Nicolas Joël. Si tel avait été le cas à Madrid, je n'aurais pas été la bonne personne. Gerard Mortier avait une vraie personnalité, bien sûr, mais selon moi ce qui était encore plus important était sa conception de l'opéra comme forme d'art. Le reste, laissons-le de côté. J'ai accepté de lui succéder en précisant que nous n'allions rien changer. Honnêtement si nous étions à Salzbourg l'idée de se confronter systématiquement au public serait quelque chose de réjouissant, car le New York Times serait là pour parler du Festival, mais à Paris ou à Madrid, ce serait une stupidité. Ce sont des théâtres différents, faits pour la réflexion. Le Teatro Real n'a pas besoin que la presse parle de lui chaque jour ; parfois c'est nécessaire, mais il est plus pertinent d'avoir une programmation exigeante dans laquelle certains moments doivent être davantage que d'autres mis en avant.
Les choses ont changé en quelques décennies, le public est aujourd'hui en mesure de découvrir de nouvelles formes et de se mettre en syntonie avec le projet. Je n'ai pas cherché à changer radicalement le comportement du public. Du temps de Mortier, il y avait un répertoire qu'il était impossible d'approcher car il demandait un travail d'ensemble avec un équipe d'artistes prêts à coopérer. Beaucoup de grands chanteurs qui régnaient alors sur le bel canto romantique, ne voulaient pas faire cet effort et n'acceptaient pas de s'engager sur ce type de conception globale. Aujourd'hui ce n'est plus le cas. Il y a des idiots qui résistent bien sûr, mais les jeunes artistes ont une toute autre approche de leur art. Aujourd'hui nous pouvons réussir une Lucia di Lammermoor, proposer des lectures renouvelées et originales qu'auraient refusées Sutherland ou Gruberova, pour qui six semaines de répétition étaient inconcevables. La mentalité a vraiment évolué et nous ne pouvons que nous en réjouir.
 
On imagine très bien quel casse-tête représente pour un directeur artistique la constitution d'une programmation : on parle souvent d'équilibre à trouver entre tradition et modernité, répertoire et création, grands noms et nouveaux talents. Quelle est votre manière de concevoir, de travailler à une programmation?
 
J.M. : J'essaie de faire des choses qui se tiennent. Il y a toujours discours qui serpente à travers chaque saison et qui peut être mis en perspective sur plusieurs années ; il faut l'avoir en tête car je pense que tout ce que l'on propose doit avoir un sens et s'appuyer sur un discours cohérent. C'est parfois schizophrénique mais il faut essayer car lorsque l'on y parvient, c'est très gratifiant. Chaque saison est donc extrêmement construite à partir d'une histoire que je peux raconter : prenons par exemple la saison prochaine, chaque titre est relié l'un à l'autre. Ce n'est pas une obsession, mais j'aime que l'on sente ce lien sous-jacent, ce qui ne m'empêche pas de programmer Don Carlo si je dispose d'une bonne distribution, comme cela a été le cas …
 
Partout dans le monde on parle d'élargissement du public, d'ouverture à de nouveaux répertoires tout en souhaitant fidéliser les habitués : quel a été votre point de vue et votre manière de faire face à cette tendance ?
 
J.M. : Je crois que cet aspect a été un succès si l'on s'en tient aux résultats de ces dernières années. Regardez le nombre d'abonnés par exemple, quand je suis arrivé il était de 11000 et il est passé à 21000 : c'est un bon signe, non ? 2018 a affiché un record de la fréquentation lié au bicentenaire de la création du Teatro Real. Comment y arrive-t-on ? Il faut être exigent dans la ligne et essayer de donner au public l'information pour qu'il comprenne ce que l'on fait et pourquoi ? Nous essayons de bombarder d'informations le public, parfois sous forme de petits messages qui sont essentiels lorsque l'on propose une œuvre telle que Die Soldaten ; avant de venir assister au spectacle, il faut savoir trois ou quatre choses que l'on peut lire le temps d'un trajet en métro. Ainsi quand le public arrive au théâtre il doit avoir les idées claires pour pouvoir découvrir l'ouvrage de Zimmermann. Pourquoi ? Car il ressentira une satisfaction à l'issue de l'ouvrage. Cela ne signifie pas qu'il faille se confronter aux spectateurs en leur disant que s'ils n'ont pas aimé, c'est parce qu'ils ne sont pas intelligents, non, mais nous devons leur fournir au préalable les instruments pour qu'ils puissent apprécier ou pas et se faire leur propre jugement.
Nous pouvons réaliser ce travail par le papier, les réseaux sociaux, les programmes de salle ... et je crois que ce que nous mettons en œuvre n'est pas vain, car nous investissons du temps et j'ai pu constater à de nombreuses reprises que les gens faisaient part de leurs opinions en reprenant des informations qui leur avaient été communiquées. C'est donc très utile, surtout quand le spectacle n'est pas évident. Trouver la façon de présenter et de raconter est primordiale. L'érudition dans l'opéra peut être un problème, car érudition et sagesse n'est pas la même chose. Certaines personnes sont érudites et pourtant ne comprennent rien.
 

Laurent Pelly, auteur d'un Falstaff très applaudi à Madrid cette saison (1) © Carole Parodi

Qu'est-ce que les artistes qui sont invités au Real trouvent de différent et de plus par rapport aux autres théâtres qu'ils fréquentent ? Y-a-t-il des spécificités propres à ce lieu ?
 
J.M. : Il faudrait le demander aux artistes... (rires). Je crois que ce théâtre possède une équipe absolument merveilleuse, à la fois professionnelle et d'une grande compétence. Et regardez cette année toutes ces productions signées par des metteurs en scène aussi importants que Pelly, Loy, Wilson, Carsen, pour un théâtre c'est une grande chance, mais cela demande un niveau de connaissances techniques et musicales très complexe. Le Teatro Real est fantastique et je peux dire qu'il fonctionne extraordinairement bien. Certains ont plus d'activités, plus d'argent, mais ici avec seulement 25% de financement en provenance de l'Etat, ce qui est peu, nous sommes tout de même parvenus à rendre ce modèle économique fiable tout en proposant des saisons de grande qualité.
 
Gerard Mortier, de Bruxelles à Salzbourg en passant par Paris, La Rhur et Madrid, a toujours eu à cœur de chercher à faire de l'opéra une forme d'art vivant, en bousculant parfois les codes et les habitudes du public avec des approches dramaturgiques d'avant-garde. Si la place du théâtre a toujours été capitale dans ses projets cela s'est fait souvent au détriment des voix, contrairement à vous qui avez toujours aimé et défendu des distributions de qualité. D'où vous viennent cet intérêt et cette connaissance pour l'instrument vocal ?
 
J.M. : Je crois que si l'on doit diriger un théâtre en Espagne cette question est centrale : j'aime le chant, les chanteurs, mais ce n'est pas tout. Il faut se souvenir qu'en Espagne il y a encore vingt-cinq ans, nous n'avions pas d'orchestre, pas de chœur, que les metteurs en scène n'existaient pas, que le répertoire était traditionnel, mais nous avions en revanche depuis toujours des chanteurs de haut niveau. Le public a été éduqué et si l'on souhaite changer le reste, avoir un chœur, un orchestre, inviter de grands noms du théâtre, cela ne peut se produire que si l'on propose au public les grandes voix qu'il attend. Dans le monde certains théâtres n'ont pas cette tradition, et si j'étais dans ces institutions j'agirais différemment, mais je vous assure qu'en Espagne il en est autrement.
Quand j'ai débuté il y a plus de vingt ans au Liceu, ce n'était pas évident, je voulais changer certaines habitudes et j'ai eu la chance de travailler avec Herbert Wernicke qui a accepté de distribuer des chanteurs connus dans des répertoires où ils n'étaient pas distribués habituellement. Nous avons ainsi pu établir une coproduction avec l'Opéra de Bâle et présenter une Alcina à Barcelone, qui a été très bien reçue. C'est de cette manière que les réticences ont commencé à diminuer.
 
Longtemps, vous le disiez précédmment, l'opéra a dû lutter contre certains interprètes qui n'étaient pas prêts à travailler en équipe, ni à s'adapter à des concepts théâtraux novateurs. Aujourd'hui les mentalités ont bien changé mais toutes les grandes maisons essaient de faire la même chose. N'y a-t-il pas là aussi un risque d'uniformisation ?
 
J.M. : Oui et, à cause des coproductions qui nous permettent de partager les coûts, il peut nous être reproché de conduire à une certaine uniformisation des programmations : le Falstaff que nous avons présenté en avril sera vu à Bruxelles, Bordeaux puis Tokyo. Mais qui sont les spectateurs qui verront cette production partout où elle sera reprise ? Une petite cinquantaine d'heureux élus, donc est-ce vraiment un problème ? Quoiqu'il en soit nous devons trouver un certain équilibre : il faut avoir la porte ouverte à de nouveaux noms. La coproduction donne moins d'opportunités aux metteurs en scène et c'est dommage car si nous ne nous étions pas associés il aurait pu y avoir quatre productions de Falstaff différentes. Mais nous devons faire attention à nos budgets et rester raisonnables pour lutter à la fois contre la médiocrité et proposer à notre public des spectacles de qualité. Le système de la coproduction entre théâtres n'est pas toujours la meilleure solution, certains théâtres de répertoire notamment devant disposer de décors facilement montables et démontables. Pour ceux-là la logique de la coproduction n'est pas toujours rentable et les concessions techniques reviennent parfois plus chères. Pour les établissements qui ont des ateliers sur place, la coproduction n'est pas toujours intéressante. Tout dépend du système et pour nous cette pratique a fait ses preuves car tout est externalisé, ce qui est donc plus pratique lorsque nous pouvons partager les coûts.
 
Il y a encore quelques années, le Liceu et le Real étaient les deux seules salles espagnoles. Aujourd'hui sont venues s'ajouter celles de Valencia et de Séville. Comment vivez-vous cette concurrence et quel changement a-t-elle apporté ?
 
J.M. : C'est une nouvelle géniale et absolument pas concurrentielle car plus de 600 km nous séparent. C'est une contribution à un marché national qui est une bonne chose pour tous les théâtres, car tous peuvent en tirer des avantages. Il y a vingt-cinq ans en effet l'unique opéra était le Liceu, puis le Real a rouvert et cela a été immédiatement positif. Je n'ai pas ressenti de difficulté car, là encore, rares sont ceux qui se rendent systématiquement à tous les spectacles de Barcelone, Madrid et Séville. Ce marché est bénéfique pour tous, car la collaboration entre ces institutions est très active.
 
Si l'on retrouve dans vos programmations les grands chefs et les grands metteurs en scène que le monde lyrique se partagent, y en a-t-il que vous n'êtes toujours pas parvenu à inviter et peut-on savoir pourquoi ?
 
J.M. : Oui, dans les prochaines saisons il y aura les grands noms auxquels vous pensez, mais la programmation d'un théâtre n'est pas une liste d'artistes. Cela se pratiquait autrefois au Liceu, dans les années 80: Caballé, Domingo, Marton, Cossotto.... les habitués. Ça c'est nul, ça ne m'intéresse pas ; j'aime ces artistes, mais une saison d'opéra ce n'est pas ça. Avoir les personnalités les plus en vue ne doit pas être une obsession ; nous devons accueillir les grands chanteurs mais il faut avant tout tendre vers une cohérence. Lorsque notre programmation est cohérente, alors il est d'autant plus facile de trouver la place pour les artistes géniaux ! Mais je vous rassure, tous vont venir un jour ou l'autre à Madrid.
 
Fermé entre 1925 et 1995, le Real a été écarté des grandes créations contemporaines et des nouveaux courants, comme celui de la renaissance baroque : pensez-vous être parvenu à combler cette lacune et permis au public de rattraper le temps ?
 
J.M. : Nous avons la chance d'avoir à nos côtés le grand chef Ivor Bolton, ce qui m'a permis de programmer davantage d'œuvres baroques. A cause de l'histoire des lieux nous sommes parvenus progressivement à rattraper le temps perdu. Priorité a été donnée au répertoire, car beaucoup de titres n'avaient jamais été donnés.

Ivor Bolton © ivorbolton.com
 
A ce propos, comment se répartit le travail avec Ivor Bolton ?
 
J.M. : J'entretiens une relation extraordinaire avec Bolton, c'est un privilège de travailler avec un chef tel que lui, mais également avec Pablo Heras-Casado et Nicola Luisotti sur des répertoires différents. Je parle avec eux de chaque projet et de façon très ouverte. Bolton dès son arrivée tenait absolument à présenter une exhumation du baroque espagnol. Cela lui a pris du temps car il a auditionné des opéras de cette période et notamment ceux de Francesco Corselli, un auteur du début du XVIIIème siècle, inconnus car écrits pour la Cour. Nous avons ainsi trouvé notre bonheur et décidé ensemble de monter Achille in Sciro qui date de 1744. Nous voulions une œuvre de valeur et surtout qui possède un fort potentiel théâtral. Car nous aurions pu trouver une musique géniale, mais pauvre d'un point de vue théâtral et dans ce cas il aurait fallu la donner en concert. L'œuvre de Corselli peut faire un grand spectacle car la pièce fonctionne et j'avoue que son sujet, héroïque et ironique en même temps, est une belle surprise.
 
Avez-vous réussi à glisser vos goût personnels dans les programmations que vous avez constituées depuis votre arrivée, ou est-ce quelque chose qu'un directeur artistique doit totalement mettre de côté ?
 
J.M. : Je crois qu'il faut les mettre de côté, ou tout du moins faire l'effort, mais honnêtement il y a quand même des traces de choix personnels dans ce que nous faisons. Cependant quand j'arrête mes programmations je peux dire pourquoi j'ai fait tel et tel choix d'un point de vue intellectuel. J'ai une explication totalement indépendante de mon goût personnel. Le goût personnel ne m'intéresse pas : avoir des choix solides permet selon moi d'aller plus loin que le goût, mais il y a quand même un peu de moi, je l'admets, même si j'essaie de le cacher. Mais s'il m'arrive de ne pas pouvoir raconter une chose rationnellement, je ne l’accepte pas et m'autocensure immédiatement. Peut-être me permettrais-je une folie très personnelle pour le dernier choix de mon mandat. Pourquoi pas ?
 

Joan Matabosch © Javier del Real
 
De quoi êtes-vous le plus satisfait ou le plus fier d'avoir pu élaborer la saison prochaine ?
 
J.M. : Je suis très heureux de présenter pour la première fois en Espagne Lear de Reimann, mais aussi La pasajera de Weinberg, qui n'a jamais été donnée ici. Je suis également ravi d'avoir pu programmer Il Pirata de Bellini que l'on pourra  également entendre à Paris avec Sondra Radvanovsky et Michael Spyres ; chez nous l'affiche réunira Sonia Yoncheva et Javier Camarena. C'est le moment du retour en grâce de cette œuvre qui ne fait plus peur aujourd'hui puisque des chanteurs sont capables de la chanter.
 
Avez-vous déjà envisagé l'après Teatro Real et si oui, quel serait le lieu ou la fonction que vous aimeriez occuper ?
 
J. M. : Humm ... je ne sais pas quoi vous dire. J'ai un contrat avec le Real qui court jusqu'en décembre 2024 et on m'a fait savoir qu'il devait se poursuivre : nous verrons bien. Il est possible qu'il soit par la suite renouvelé automatiquement chaque année pour un an de plus. Alors je n'ai pas encore réfléchi. Je ne m'inquiète pas pour l'après Real, car je sais qu'il y aura d'autres théâtres. Une chose est sûre, j'ai une vraie implication dans les lieux où je suis. Regardez, je suis resté dix-sept ans au Liceu, ce qui montre que je ne change pas de site du jour au lendemain. Je voudrais profiter et me concentrer sur ce que je fais surtout quand cela fonctionne bien. Le succès est là et je veux en jouir encore pendant plusieurs années.
 
Propos recueillis par François Lesueur au Teatro Real de Madrid, le 8 mai 2019

(1) www.concertclassic.com/article/falstaff-au-teatro-real-madrid-joyeux-lurons-et-gaillardes-commeres-compte-rendu
 
Site du Teatro Real : www.teatroreal.es/es

Photo © Javier del Real

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