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Une interview de Jean-François Lapointe - « Je ne suis pas un chanteur normal »
Pelléas réputé, le baryton canadien Jean-François Lapointe est enfin à Paris pour incarner Albert dans le Werther de Massenet mis en scène par Benoît Jacquot, aux côtés de Roberto Alagna. Chef d'orchestre à ses heures, pédagogue, producteur et metteur en scène, cet interprète polymorphe multiplie les activités tout en savourant la scène et les moments d'intense émotion que lui procure son métier de chanteur. Ardent défenseur de la langue et de la culture françaises, il nous a accordé cet entretien à quelques minutes de la première « italienne ».
Après une courte apparition dans Alceste au Palais Garnier en début de saison, vous voici sur la scène de la Bastille dans le rôle d'Albert. Par comparaison à la figure exaltée et hautement romantique de Werther, n'est-il pas un peu frustrant de devoir défendre le personnage plus classique d'Albert ?
Jean-François LAPOINTE : Je vais vous répondre très simplement. J'ai toujours eu envie d'interpréter toutes sortes de personnages, car je suis avant tout animé par le jeu, même si la musique est importante et que je suis chanteur à part entière ; le personnage reste ma première motivation. J'ai joué beaucoup de figures romantiques comme Pelléas, car mon physique me le permettait, des êtres torturés comme Hamlet, que je trouve extraordinaire, mais j'aime également les héros plus calmes, comme Albert, qui n'est sans doute pas un personnage très développé mais qui demeure très intéressant. Il est sincèrement amoureux de Charlotte, mais tout chez lui est réglé et cela ennuie sa femme. Il est prévisible, aujourd’hui il pourrait s’apparenter à un homme d'affaires à la vie organisée ; il n'a rien d'excentrique et c'est ce qui causera sa perte aux yeux de celle qui lui donne la main. On a vu des Albert vieux barbons, ou alcooliques, mais je n'adhère pas à ces visions. Pour moi Charlotte est irrémédiablement fascinée par le côté névrosé de Werther et dès qu'elle a été mise à son contact rien ne peut plus aller comme avant. Albert est réfléchi, pausé, surtout au second acte lorsqu'il décide d'aller voir Werther, il sait qu'il se passe quelque chose et essaie de régler les problèmes en bonne entente. Mais au 3ème acte, il devient brutal car il ne supporte plus la situation et cela peut se comprendre, ce sont des réactions logiques ; comme tout homme blessé, trompé, il en vient à perdre le contrôle et sa réaction est alors violente.
Aimeriez-vous interpréter Werther ?
J.F.L. : Je ne veux pas paraître catégorique, mais je l'ai déjà refusé pour des raisons musicales : le personnage m’intéresse, mais lorsque j’entends la partition telle quelle a été faite par Massenet, j'ai l'impression d’entendre un ténor qui marque, alors que s'il s'était agi d'une vraie transposition cela aurait été différent. La version pour baryton manque d'élan, de passion ; quand il s'enflamme, tout est ramené vers le bas. Selon moi le travail de Massenet a répondu à la demande de Mattia Battistini s'adaptant parfaitement aux moyens du baryton. Ce n'est pas un hasard si l'auteur l'a écrit pour un ténor. Plus généralement je dois admettre que lorsque Massenet compose pour la voix de baryton, il est rare que les aigus soient fréquents, à part Athanaël dans Thaïs, alors que les ténors sont gâtés.
Cette production donnée d'abord à Londres en 2004, a fait l'événement lors de sa reprise à Paris en 2010 avec Jonas Kaufmann qui abordait Werther pour la première fois, déjà sous la baguette de Michel Plasson. Vous avez la lourde tâche de succéder à une distribution qui réunissait Sophie Koch et Ludovic Tézier : comment aborde-t-on le travail lorsque la barre a été mise très haut avant ?
J.F.L. : A question délicate, réponse délicate (rires). La production est fantastique et ce succès dont vous parlez vient aussi de là, et s'ajoute à la compétence des artistes. Un spectacle d'opéra repose sur un ensemble d'éléments et un petit rien peut parfois tout faire capoter. Je dois vous avouer qu'avant même de savoir que je participerai à cette reprise, je l'ai adoré en le découvrant en tant que spectateur en 2010 ; la barre est haute, c'est certain, mais chaque artiste fait au mieux selon ses qualités, ses moyens et sa personnalité. Cette production ne sera pas celle que vous avez vue avec Kaufmann et Koch, mais en fait, peu importe, vous aurez tendance à la juger selon le souvenir que vous en avez et du sentiment qu'elle vous a procuré. C'est difficile d'être impartial, surtout pour les critiques. Mais je vous assure que chacun donnera le meilleur et nous faisons cela constamment, participant à des reprises comme à des créations.
Après ce trio, place à un autre composé par Alagna/Deshayes et Lapointe, trio absolument francophone conduit par un ténor avec lequel vous avez déjà chanté à Orange Faust et Roméo et Juliette. Qu'attendez-vous artistiquement de ce travail en commun ?
J.F.L. : Je peux vous dire que l’atmosphère est très bonne depuis le départ, ce qui n'est pas toujours le cas. Parfois nous sentons des tensions, mais ici pas du tout, le travail se déroule parfaitement ce qui me fait croire que cela va influencer positivement le spectacle. Nous espérons parvenir au meilleur résultat possible. Vous savez je suis loin de chez moi chaque saison, au moins dix mois par an, c'est une vie de fou et avoir du plaisir à travailler est quelque chose de magnifique. Lorsque l'on ressent des difficultés ce n'est jamais agréable, car même si au bout du compte notre travail a été bien reçu, cela ne retire rien aux périodes de conflits que l'on a pu connaître.
Nous sommes peu de temps sur scène par rapport au temps passé en répétition, mais heureusement j'ai conscience qu'une fois terminé, je peux passer à autre chose. Ici tout va bien, je suis heureux de travailler cette œuvre dont l'orchestration est une pure merveille et pour moi qui suis également chef d'orchestre et qui ai toujours une approche symphonique des œuvres, c'est une aubaine - je ne suis pas un chanteur normal car je chante selon l'harmonie, selon ce qui se passe autour et jamais en faisant du note à note.
Werther me touche car je sens que son écriture nous conduit vers le XXe siècle et annonce Pelléas et Mélisande, mon opéra préféré. On voit bien la différence entre Manon et Werther, le chant dit une chose et l'orchestre parfois en dit une autre. On entend les thèmes, les personnages, ce qui se trame dessous, sans la complexité debussyste, mais nous n'en sommes pas loin.
Natif de Saguenay-Lac-St-Jean au Québec, vous êtes francophone et grand défenseur du répertoire français qu'il s'agisse d'opéra ou de mélodies : qu'est-ce qui vous a poussé à construire votre carrière à partir de cette musique regardée parfois avec mépris ou condescendance?
J.F.L : Sans doute en raison de mes origines. Je viens d'un milieu et d'une région où le fait d'être français est important et où l'on revendique la francophonie, qui a un sens particulier là bas : c'est plus inclusif, qu'exclusif, on sent plus fortement le fait d'appartenir à une communauté que l'on doit défendre, autant la langue et que le fait d'être français. Je ne dis jamais que je suis canadien, mais d'abord québécois et tout découle de ma langue et de ma culture francophone, qu'il s'agisse de ma pensée ou de ma façon d'aborder la vie ; cela ne veut pas dire que je dresse un mur de Berlin entre moi et les autres non, mais je porte haut et fort le flambeau d'une fierté d'être francophone. Je revendique la culture française qui vient de France depuis toujours et la culture francophone qui vient du Québec, depuis qu'il existe. Je suis donc porteur de cela.
J'en ai pris conscience assez tôt et mes goûts m'ont amené vers le chant qui m'a permis de gagner ma vie à l'âge de 16 ans, ce qui est jeune, par l'intermédiaire de la mélodie française et d'un genre trop négligé en France, malheureusement, l'opérette. J'en ai beaucoup chanté, produit aussi et c'est un genre musical que j'adore qui m'a permis de m'approcher de la musique française, car dans ma petite ville de Chicoutimi, je cherchais à savoir et à comprendre d'où venait la transparence de la l'orchestration française, bien différente de celle de la musique allemande et cela me fascinait.
Cela vient de la langue, de notre manière de parler. A mon sens il faut impérativement que le public reçoive le texte sans effort, c'est la seule façon pour lui de vivre une expérience artistique complète. L'opéra français ne supporte pas la médiocrité et c'est pour cela qu'il est fréquemment négligé. Tous les ingrédients doivent être réunis sinon ça ne marche pas ; une mauvaise Traviata reste une mauvaise Traviata, mais elle sera plus supportable qu’une mauvaise Carmen ou qu'un mauvais Faust.
Si l'opéra français occupe une grand place dans votre carrière notamment avec Pelléas, mais également Escamilllo, Hamlet, Zurga, Chorèbe ou Alphonse XI, on trouve aussi Mozart avec Don Giovanni et le Comte, Verdi avec Ford et Germont et ce qui est plus rare l'opérette avec Ciboulette et la comédie musicale avec Candide. Ce qui est impossible chez certains de vos confères a l'air évident chez vous ; comment expliquez-vous cette diversité et d'où vous vient-elle ?
J.F.L. : De ma curiosité. Je m'intéresse à beaucoup de choses et suis comme ma mère, perfectionniste jamais satisfait, voulant toujours trouver des solutions. Quand je reprends une œuvre c'est comme si c'était la première fois et même Pelléas que j'ai interprété plus de 200 fois. A chaque fois j'essaie de trouver des choses nouvelles dans chaque réplique et c'est la seule façon d'intéresser le public. Cette démarche fait partie de ma passion, pour retrouver ce sentiment de première fois, mais sans trac, car l'expérience est là. Et, je vais peut être vous surprendre, mais c'est grâce à l’opérette que j'ai appris cela, car toute formation devrait en comporter : on chante, on danse, on parle, on a beaucoup plus de variété, la psychologie des personnages est parfois restreinte, mais le jeu est plus large. Commencer ma vie d'artiste par ce genre d'expérience a été une chance.
Marquée par l'étude du piano et du violon votre formation musicale a également été complétée par celle de la direction d'orchestre au Conservatoire. Vous n'avez d'ailleurs pas résisté à l'appel de la fosse puisque vous avez, je crois, dirigé Carmen au Québec en 2010. Qu'avez-vous retiré de cette expérience et a-t-elle eu des conséquences sur votre manière de chanter?
J.F.L : Le fait d'avoir touché à tout, à la mise en scène et à la production d'un spectacle a été important, mais la direction d'orchestre m'a apporté une certaine humilité, car le défi que représente la nécessité de faire le meilleur opéra possible est énorme. Tout le monde ne s’en rend pas compte et les artistes regardent souvent les choses par rapport à eux et non par rapport à l'ensemble.
Avoir occupé tous ces postes permet de mettre les choses en perspective. J'aime être chanteur, mais je m'efforce toujours d’être heureux de faire ce que je fais, au moment où je le fais, car je n'oublie jamais la chance que j'ai d'être là où tant d'autres voudraient être. Travailler une œuvre, faire de la musique, répondre à une interview, tout cela est magnifique. J'ai tendance, bien sûr, à découvrir une partition par rapport à l’entièreté du son. La ligne vocale pour moi est presque secondaire, car elle s’inscrit dans un tout, un ensemble de sons, de musique, de dynamiques, d'harmoniques et c'est ce qui est passionnant à travailler. Comme je vous le disais tout à l’heure je ne suis pas un chanteur normal.
Propos recueillis par François Lesueur, le 14 janvier 2014
Massenet : Werther
22, 25, 29 janvier et 2, 5, 9 et 12 février 2014
Paris – Opéra Bastille
http://www.concertclassic.com/concert/werther-de-jules-massenet
Photo : jeanfrancoislapointe.com 2011
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