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Une interview de Florentine Mulsant, compositrice – « J’essaie de tirer le meilleur de ce qui est en moi, sans faire d’effets »
En février de cette année 2024, Florentine Mulsant devenait la quatrième compositrice lauréate des Victoires de la musique classique, après Camille Pépin, Betsy Jolas et Kaija Saariaho – trois générations distinguées en cinq ans… On la présente comme héritière d’une École française dans la lignée Debussy-Messiaen-Dutilleux, même si l’écoute attentive de son œuvre, vaste comme la mer, laisse ici et là affleurer d’autres rocs : Bartók, Chostakovitch, la Seconde École de Vienne, voire quelques hauts fonds extra-européens. Sa vocation musicale lui vient de la découverte, enfant, des disques de son père : Coriolan, Tristan, le Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg… Elle se souvient : « Je n’étais pas une enfant légère. J’étais très renfermée, avec le sentiment d’avoir beaucoup à exprimer. Finalement, cette densité musicale venue de l’extérieur m’a aidée à grandir : elle m’a forgé une deuxième identité. » En mars, paraissait l’enregistrement de ses six quatuors à cordes (1) – série en cours – suivi d’un concert de sortie le vendredi 26 avril à la Bibliothèque musicale La Grange Fleuret (2). Entretien avec une jeune sexagénaire dont la vie est musique.
Commençons par un retour sous les projecteurs : votre prix aux 31e Victoires de la musique classique. Qu’est-ce que cela fait à une compositrice discrète comme vous ?
D’être nommée était déjà quelque chose d’important et d’inattendu. Et les dix derniers jours avant mon départ pour Montpellier, où avait lieu la cérémonie de remise des prix, j’avais le trac ! Mais je ne savais rien à l’avance, sinon que j’avais évidemment une chance sur quatre, mais j’avais des confrères comme Karol Beffa qu’on ne présente plus, ou Yann Robin qui présentait une œuvre colossale avec deux pianos, orgue, grand orchestre, chœurs, voix solistes… Et moi, j’étais sélectionnée pour Le Chant du soleil, quatre mains, un piano (3)… Quand j’ai entendu mon nom, j’étais à la fois extrêmement heureuse et sidérée. Je le prends comme une belle reconnaissance de mon travail de la part de la profession, évidemment. Et comme une belle reconnaissance du travail de mes interprètes, parce que sans eux, je n’existe pas. C’est une victoire d’équipe à partager, notamment avec Lydia Jardon, la directrice musicale du festival Musiciennes à Ouessant où elle a créé l’œuvre avec Alexandra Matvievskaya. Ce qui m’a touchée par dessus tout, ce sont les mots de Claire Naulot, la directrice de Musique à La Prée, qui est venu me dire : “Merci, vous avez écrit de la musique…” Je dois dire que cela m’a donné la chair de poule, parce que je suis absolument sincère dans ma composition, avec mon crayon, mon papier, ma gomme. Je suis un artisan, j’essaie de tirer le meilleur de ce qui est en moi sans faire d’effets, j’essaie de créer des émotions, de soigner les lignes mélodiques, l’harmonie, de travailler avec des moyens tout simples qui existent depuis des lustres.
Sans pour autant vous plier à la mode du néo-classicisme, néo-romantisme ou néo-ce qu’on veut …
Non, j’ai mon propre langage harmonique, par contre j’utilise des formes anciennes que je revisite. Je peux écrire un thème et variations, je peux écrire un mouvement fugué, je prends dans le vivier que nos prédécesseurs nous ont laissé, qui est d’une richesse extraordinaire, et je m’en sers comme fondations. Nous, compositeurs, sommes aussi des architectes. Nous construisons notre édifice, nous décidons du nombre de fenêtres, de la hauteur sous plafond, de l’agencement intérieur… Nous construisons tout puis la forme doit s’effacer au profit de l’expression : elle est là pour soutenir. Dedans, on doit être libre, libre de recevoir de l’émotion, de la surprise, de la détente, de la tension. Mais il faut qu’il y ait quelque chose de stable au départ.
Venons-en à vos quatuors à cordes composés entre 2002 et 2020 : pouvez-vous nous dire quelques mots sur le rôle que vous accordez à vos interprètes ?
Quand j’écris une œuvre – sur du papier, je ne travaille pas à l’ordinateur –, je la fais copier pour la création, sans l’éditer encore. Quand vient la première répétition, on va dialoguer avec les musiciens, on va se rencontrer, je vais entendre mon œuvre à ce moment-là pour la première fois. On va se poser des questions mutuellement et y répondre ensemble. C’est-à-dire qu’on peut, par exemple, proposer un tempo un petit peu différent de ce que j’avais imaginé. J’entends quelquefois un violoniste changer un coup d’archet et s’excuser. Mais l’interprète, quand il joue, recrée l’œuvre. Et avec son instinct de musicien, il a parfois des gestes naturels qui sont justes, et donc je peux modifier l’écriture. C’est très important. Si un musicien bute sur quelque chose, une fois, deux fois, trois fois… Je m’interroge : qu’est-ce que j’ai mal écrit ou mal précisé ? Ensemble, nous allons donc affiner l’œuvre. Cela ne signifie pas changer son contenu, mais un peu comme sur une robe de haute couture, ajouter un bouton, modifier un pli, retoucher une longueur. Voilà, on crée ensemble quelque chose que j’ai proposé. Après, quand l’œuvre est éditée, comme c’est le cas pour mes quatuors, elle voyage sans moi. Si je fais travailler un ou une interprète dans une œuvre éditée, évidemment, la base est le respect du texte. Mais l’interprète peut trouver sa part de créativité sur la durée de la note, le tempo, la dynamique, la liaison dans la phrase… Cela me va très bien à partir du moment où il y a une cohérence. Donc, j’accorde énormément d’importance à la relation avec mes interprètes, je suis bienveillante avec eux.
D’où est venue cette idée de confier les six quatuors à cinq ensembles différents ?
L’idée est de Christophe Collette, le premier violon du Quatuor Debussy. Je leur avais dédié les Quatuors n° 2 et n° 6 et je les voulais comme interprètes de l’intégrale. Il m’a plutôt suggéré une idée de transmission, en faisant appel à des quatuors à cordes d’une génération plus jeune. Par exemple, c’était le premier enregistrement professionnel du Quatuor Une Corda. C’était formidable de créer des ponts entre eux et moi, d’entendre comment la jeune génération arrivait à s’identifier à une musique qu’ils n’avaient jamais jouée. Alors, effectivement, la musique étant éditée, les choses ont été travaillées en amont, on n’a pas changé de choses comme c’est le cas avant une création. Mais cela n’a pas empêché un dialogue très intéressant et très riche.
En 2020 paraissait, déjà sur le label Ar Re-Se fondé par Lydia Jardon, un double CD de vos œuvres pour piano (4). À le réécouter en parallèle avec vos quatuors, il me semble que chez vous le piano est plutôt un territoire d’exploration, tandis que le quatuor à cordes relèverait davantage du domaine de l’intime… Est-ce que je me trompe ?
Pas du tout ! Au piano, qui est mon instrument, je tente peut-être plus de choses, je vais un peu plus loin avec le clavier, dans les sonorités, les effets de résonance ou le travail de la pédale. Alors que dans le quatuor, c’est vraiment mon intimité que j’exprime, c’est tout à fait juste.
Quatuors qui “finissent bien”, en général, quel qu’ait été le parcours …
Oui : “dans une grande luminosité” ou “dans une grande énergie” ! Je suis une optimiste et malgré les épreuves, j’aime la vie ! En ce moment, je suis heureuse parce que c’est le printemps : tout revient à la vie, les arbres, les fleurs, le ciel, la lumière. Et ça me porte. J’aime rencontrer, j’aime échanger, j’aime découvrir. J’essaie de vivre chaque jour intensément. Si je perds une journée, je suis malheureuse. Et donc, quand je termine une œuvre, c’est une joie pour moi de l’avoir composée.
Eh bien non ! Quand j’étais partie plusieurs semaines à l’île Maurice, j’avais composé pour piano et pour violon, mais tous mes quatuors ont été composés, sur dix-sept années, chez moi à Suresnes. Je suis accrochée à mon rocher. Mais si je repartais deux ou trois mois quelque part, peut-être que… En fait, non ! Le quatuor, ça se fait chez soi…
Il y a quarante ans, vous composiez Amers, op. 4, votre “lecture pour piano” de Saint-John Perse, dont vous dites que c’est une pièce fondatrice qui aura été le ferment harmonique de tout le reste. Lequel des six quatuors jouerait un rôle similaire ?
Le Troisième Quatuor a marqué un tournant. Le premier était une commande de Radio France, dans le cadre d’Alla Breve (devenu Création mondiale), cinq fois deux minutes, une forme très dynamique. Le deuxième, dédié au Quatuor Debussy, est un quatuor concertant axé sur le violoncelle. Pour le troisième, j’avais envie de construire des lignes sur des thèmes plus interrogatifs, de les pousser, de les étirer. Aller jusqu’au bout d’un questionnement sans forcément avoir de réponse. Il y a des moments dans la vie où c’est important d’avoir ça aussi. J’ai d’ailleurs mis un certain temps à définir l’ordre des quatuors sur les deux disques. Je ne voulais pas de l’ordre chronologique, et je souhaitais qu’à chaque début il y ait le Quatuor Debussy, à qui j’ai dédié les n° 2 et n° 6. Le n° 3 s’est imposé très rapidement comme le cœur du premier CD et c’est le n° 5, très expressif également, qui constitue le centre de gravité du second CD. C’est mon souhait ainsi de ne jamais perdre de vue l’émotion que la musique doit créer chez l’auditeur, et l’émotion que j’ai eue en la composant.
Propos recueillis par Didier Lamare, le 9 avril 2024.
(2) Quatuor à cordes n° 1 op. 26, par le Quatuor Una Corda ; Quatuors à cordes n° 2 op. 35 et n° 6 op. 99, par le Quatuor Debussy. Bibliothèque musicale La Grange-Fleuret, 11bis rue Vézelay - 75008, 26 avril à 20 h. Entrée libre sur réservation : 04.72.48.04.65 (contact@quatuordebussy.com).
www.concertclassic.com/concert/florentine-mulsant-concert-de-sortie-du-cd-6-quatuors-cordes
(3) Le Chant du soleil op. 116 (2022) pour piano à quatre mains, dédié à Lydia Jardon et Alexandra Matvievskaya. Commande du festival Musiciennes à Ouessant, créée en août 2023.
(4) Florentine Mulsant, Piano Works. Alexandra Matvievskaya, Lorène de Ratuld, Lydia Jardon (2 CD Ar Re-Se).
Site de la compositrice :
www.florentinemulsant.com/
Label Ar Re-Se :
www.lydiajardon.com/arre-se/
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