Journal
Une interview de David Kadouch – Flaubert en musique
Dans l’avalanche de disques de l’après-covid, où les programmes convenus abondent, « Les musiques de Madame Bovary » (Mirare) de David Kadouch sont une belle surprise et un vrai bonheur d’écoute pour l’amoureux de piano romantique. Elles rassemblent des pièces rares (signées Fanny Mendelssohn, Pauline Viardot, Louise Farrenc, Clara Schumann), d’autres célèbres, parmi lesquelles les Nocturnes op. 9 de Chopin, servis ici par un jeu admirablement épuré. On avait applaudi l’interprète dans ce récital inspiré du roman de Flaubert à la Roque d’Anthéron l’été dernier (1) ; il le reprend à Paris, salle Gaveau, lundi 30 mai.
Reste que bien d’autres occasions de le retrouver se présenteront dans les semaines à venir (au Festival "Un Temps pour Elles" à l'Abbaye de Maubuisson, le 11 juin, et à La Grange de Meslay, le 26 juin, entre autres), dans ce programme comme pour plusieurs rendez-vous chambristes. On notera aussi la date du 15 juin, jour du concert de gala de l’Académie Jaroussky, institution que David Kadouch, aux côtés de son fondateur, de Geneviève Laurenceau et Christian-Pierre La Marca, a contribué à solidement installer dans le paysage de l’enseignement français
Comment vous est venue l’idée de ces « Musiques de Madame Bovary » ?
J’avais envie d’établir une passerelle entre littérature et musique. Je lis beaucoup, à côté de la musique ça a toujours été mon autre grande passion, avec la mise en scène au théâtre. Avec ce projet je me sens justement un peu comme un metteur en scène qui agence les choses pour les mettre en lumière différemment. Et puis... il y a bien sûr l’amour que j’éprouve pour Madame Bovary depuis mon adolescence. J’ai lu ce livre à l’époque où je préparais mon bac français au CNED. Solitude, recherche du bonheur, tout cela me parlait ; ça a été une révélation. Je suis revenu à ce Flaubert après avoir lu Aurélien d’Aragon, où j’ai trouvé qu’il y a un discours musical très prononcé. Flaubert n’était pas je pense quelqu’un de très sensible à la musique, mais le personnage d’Emma, à plusieurs niveaux, trouve en l’art musical une transcendance. Ainsi est née l’idée de créer un compagnon à ce livre que j’aime tant, en parlant de compositrices aux destins assez sombres car si certaines d’entre elles étaient célébrées à leur époque (Louise Farrenc, Pauline Viardot), aucune n’est passée à la postérité. Quant à Fanny Mendelssohn, son sort paraît encore plus tragique ; elle est morte jeune, elle n’avait décidé de publier qu’un an avant sa disparition et a souffert de la volonté de sa famille de la faire taire.
Mirare / MIR 532
Fanny Mendelssohn joue d’ailleurs un rôle essentiel dans la construction de votre programme. Comment vous est venue l’idée d’utiliser des extraits de Das Jahr (L’Année) ?
En faisant des recherches sur ce qu’elle avait écrit, j’ai découvert le recueil Das Jahr. Je réfléchissais à la manière de créer un compagnonnage à un livre : dans Madame Bovary, on découvre une chronologie qui commence avec un « code couleur » très optimiste et évolue vers l’obscurité. Je cherchais la manière de faire passer ça : l’ouvrage de Fanny Mendelssohn s’est imposé à moi comme une évidence. J’ai déchiffré les mois correspondant au roman : ça marchait de façon étonnante ! Dans Mars, mois du suicide d’Emma, Fanny Mendelssohn cite le choral « Christ est ressuscité ».
Si les compositrices occupent une place de choix dans vos « Musiques de Madame Bovary », les compositeurs n’en sont pas pour autant exclus : Chopin, Delibes, Liszt ...
Je les ai choisis en fonction de la relation au personnage d’Emma. S’agissant de Chopin par exemple, les trois Nocturnes op. 9 sont dédiés à Marie Pleyel, grande virtuose de l’époque, divorcée, qui avait épousé Camille Pleyel avec un esprit très libre. Beaucoup de gens sont tombés amoureux d’elle. Je me suis dit : qu’est-ce que Flaubert aurait écrit d’Emma si elle était allée dans un salon parisien — Rouen était déjà le bout du monde pour elle ! — pour voir cette dame libre jouer ?
Christian-Pierre La Marca, Geneviève Laurenceau, Philippe Jaroussky & David Kadouch © Amandine Lauriol
Après cinq saisons en tant que professeur à l’Académie Jaroussky, vous passez la main à Cédric Tiberghien.(2) Quel bilan tirez vous de cette expérience pédagogique ; était-ce une première dans votre parcours ?
J’avais déjà eu l’occasion de donner des masterclasses, mais ça aura en effet été mon premier poste fixe.(3) C’est un énorme cadeau que Philippe m’a fait, nous a fait, à moi, Geneviève Laurenceau et Christian-Pierre La Marca, pour démarrer cette Académie. Nous débutions tous dans le métier de pédagogue, nous avions une grande envie d’enseigner. Nous avons tous beaucoup changé en cinq ans. Au départ, j’avais tendance à souvent arrêter les élèves. Maintenant je leur fais plus confiance ; j’écoute, je leur dis des choses et j’estime que par la suite ils sauront se débrouiller avec ce que je leur ai dit ; il y repenseront, ou pas d’ailleurs.
A titre personnel, ça ma apporté un expérience folle ; ce qui était plus une mission au départ s’apparente désormais à « montre-moi ce que tu cherches et nous allons chercher ensemble ». Le temps passé à l’Académie m’a aussi fait beaucoup de bien en tant qu’interprète pour mettre mes idées à plat : on joue mieux après avoir enseigné. Et puis cela m’aura permis de rencontrer la jeune scène du piano et m’a placé au cœur de ce qu’est l’enseignement en France car nous avions affaire à beaucoup d’étudiants post-CNSM. Autour de Philippe, nous avons su former une équipe cohérente qui changeait la donne en matière pédagogique. Nous étions plus dans une dynamique d’entraide que dans les masterclasses d’antant.
On vous a entendu il y a peu au Festival de Pâques de Deauville (4), manifestation à laquelle vous êtes fidèle depuis longtemps et où vous avez souvent côtoyé un artiste qui nous a hélas quitté il y peu, Nicholas Angelich ...
Nicholas était quelqu’un d’unique. Quand on l’écoutait le temps se transformait ; il avait une extraordinaire capacité à sculpter le moment présent, à faire oublier les secondes, à élargir l’espace des partitions qu’il abordait. Il était comme cela dans la vie aussi ; c’était un être magique. Je continuerai à écouter ses enregistrements, à regarder ses live. Il nous manque ; il n’y en a pas beaucoup dans un siècle des artistes comme lui ...
Propos recueillis par Alain Cochard le 13 mai 2022
(1) www.concertclassic.com/article/regards-de-femmes-au-41e-festival-de-la-roque-dantheron-marie-catherine-girod-celia-oneto
(2) La nouvelle équipe pédagogique de l'Académie sera formée de Nemanja Radulovic, Anne Gastinel, Cédric Tiberghien & Philippe Jaroussky
(2) David Kadouch enseigne au Conservatoire de Boulogne-Billancourt depuis la rentrée 2021
(4) www.concertclassic.com/article/26e-festival-de-paques-de-deauville-complicite-inspiree-compte-rendu
« Les Musiques de Madame Bovary »
David Kadouch, piano
30 mai 2022 – 20h30
Paris – Salle Gaveau
www.sallegaveau.com/spectacles/david-kadouch
Prochains concerts de David Kadouch : davidkadouch.com/fr/agenda
Site de l'Académie Jaroussky : academiejaroussky.org/
Photo © DR
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