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Une interview de Benoît Dratwicki, directeur artistique du Centre de musique baroque de Versailles – « Le patrimoine ne doit jamais être figé »
Alors que paraît le 5 novembre l’enregistrement d’Achante et Céphise, opéra de Rameau jusqu’ici inédit au disque, Benoît Dratwicki (photo) nous parle de ses projets personnels et de ceux de l’institution dont il est le directeur artistique depuis exactement 20 ans, le Centre de musique baroque de Versailles.
Vous êtes sur le point d’achever un ouvrage sur l’Opéra de Paris et ses chanteurs sous l’Ancien Régime. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Il s’agit d’un projet entrepris en 2012, quand le CMBV a commencé à éditer des recueils d’airs d’opéras de Lully, Rameau et Gluck. Comme il fallait bien classer ces morceaux par tessiture, j’ai senti que la division habituelle soprano/mezzo, etc. ne rendait pas compte des réalités de l’époque. Il n’existe en effet aucun ouvrage rassemblant tout ce que l’on sait sur l’art des chanteurs, le quotidien de l’Opéra, le rapport aux œuvres et aux compositeurs. À force d’accumuler de la documentation, j’ai voulu aborder tout ce qui touchait à l’opéra : costumes, mise en scène, gestuelle, traités de chant, formation en général, mariages, excommunication, protecteurs, prostitution, les « maladies de l’Opéra » comme la petite vérole et la syphilis, les chanteurs au concert, à l’église, à la cour.
Peu de gens savent que Lully avait créé deux troupes d’opéra, l’une qui chantait à la cour pour le roi, l’autre à Paris, car Louis XIV avait défendu que l’on emploie les mêmes musiciens ; à l’époque, les amateurs pouvaient ainsi étudier les différences d’interprétation d’une même œuvre selon qu’elle était donnée à la cour ou à la ville. Je me suis aussi intéressé au rapport des chanteurs avec les danseurs, qu’ils croisaient dans les divertissements, ou avec le chœur d’où certains solistes étaient issus… Il y a aussi la question des retraites, des salaires, des revenus annexes… C’est un travail qui ne sera jamais véritablement achevé, mais qui devrait déboucher prochainement sur un livre destiné à la fois aux spécialistes et aux amateurs, et surtout aux chefs, aux instrumentistes et aux chanteurs.
Vous prévoyez donc que les interprètes d’aujourd’hui tirent de votre livre un certain nombre d’enseignements ?
Les musicologues savent désormais énormément de choses sur l’interprétation, mais on ne peut pas reprocher aux interprètes de ne pas les appliquer car ils n’y ont pas accès : il faut être spécialiste, écumer les bibliothèques, or les musiciens n’en ont pas le temps. Il y a un demi-siècle, pour recréer un style, les pionniers de la redécouverte de la musique baroque ont presque exclusivement lu les traités. Mais ce n’est qu’un élément parmi tant d’autres sources, et ces ouvrages n’étaient pas destinés aux professionnels, mais aux amateurs. Il reste donc beaucoup à apprendre et à transmettre.
Quelles sont alors les conséquences concrètes des informations que vous avez pu recueillir ?
Lorsque l’on recrée aujourd’hui des opéras des XVIIe et XVIIIe siècles, c’est généralement dans des conditions sans rapport avec celles de l’époque. On introduit toujours le clavecin dans les danses alors qu’on sait parfaitement qu’il n’y en avait pas, mais c’est un moyen de compenser le fait que nos orchestres sont beaucoup moins fournis. Cela dit, les choses sont en train de changer : quelques interprètes s’y intéressent, et le CMBV les y encourage vivement. Pour Achante et Céphise, Alexis Kossenko a tenu a reconstituer les effectifs de 1751, et son ensemble Les Ambassadeurs était disposé comme l’était l’orchestre de l’Opéra en 1751 ; le continuo inclut trois violoncelles, une contrebasse et un clavecin qui jouent dans tous les récitatifs, comme c’était le cas du temps de Rameau.
Les interprètes actuels prennent donc trop de libertés par rapport à la musique baroque ?
Il existe pour la musique française un héritage des pionniers : pour Bach, il serait hors de question d’ajouter quoi que ce soit, mais pour la musique française c’est « happy hour » perpétuelle… Dans un tambourin de Rameau, par exemple, où le compositeur a marqué « cordes / hautbois / bassons », on rajoute presque systématiquement une contrebasse, le clavecin, les petites flûtes, une percussion… Alors que dans Les Fêtes d’Hébé, que le CMBV a enregistré l’an dernier à Budapest, Rameau modifie l’instrumentation d’une danse à l’autre, de façon très précise. Et dans les moments où Lully sollicite les flûtes, c’est pour obtenir un couleur bien particulière, parfois pour un seul numéro dans toute l’œuvre.
Vous vous penchez donc aussi sur les questions d’instrumentation ?
En avril prochain, Alexis Kossenko enregistrera Zoroastre dans la version originale de 1749. On pensait qu’Achante et Céphise, créé en 1751, était le premier opéra où Rameau utilisait les clarinettes, mais la musicologue Sylvie Bouissou a retrouvé une facture payée à deux clarinettistes « pour les 21 représentations de Zoroastre ». Comme elles n’apparaissent pas dans la partition, nous avons essayé d’imaginer où ces clarinettes avaient pu être employées. Après plusieurs réunions de travail, nous avons décidé que dans cet opéra au livret très manichéen, qui opposent actes du Bien en dièses et actes du Mal en bémols, les clarinettes seraient les instruments du Bien et les hautbois les instruments du Mal. Mais ce n’est qu’un choix parmi tant d’autres possibles.
Vos travaux vous permettent-ils d’éclairer aussi la question des effectifs vocaux ?
En 2024, le CMBV montera Atys en version semi-scénique, mais en s’attachant à utiliser les chanteurs exactement comme Lully l’a voulu. On sait en effet quels artistes chantaient à chaque intervention du chœur, où l’effectif varie constamment, de 5 ou 6 jusqu’à une quarantaine, en passant par 14 lors de l’apparition des songes funestes, ou 34 (répartis en trois chœurs de 12, 12 et 10) pour le prologue. À la cour, il y avait dans le chœur 2 ou 3 femmes comme coryphées, 4 ou 5 enfants, et tout le reste n’était que des voix d’hommes, dont des castrats et des falsettistes. Un son encore inédit pour nous.
Concrètement, que peut faire le CMBV pour favoriser cette recherche d’authenticité ?
Après ses 24 Violons, construits en 2008, le CMBV crée peu à peu un parc instrumental, en faisant fabriquer des instruments plus proches de ceux qui étaient utilisés autrefois pour l’opéra français. Comme le hautbois est un instrument qui s’est radicalement transformé en 1684 et comme ceux qui sont couramment employés aujourd’hui sont des modèles tardifs souvent étrangers, nous travaillons avec l’IREMUS, pour Atys, à faire reconstruire des modèles antérieurs, correspondant à la jeunesse de Lully ; nous avions fait le même travail, en 2020, pour les clarinettes d’Achante et Céphise. Tous ces instruments sont ou seront disponibles pour les ensembles et les conservatoires.
Dans quel domaine reste-t-il le plus à faire ?
Je rêve de pouvoir reconstituer le style d’ornementation française pour le ballet de cour de l’époque de Louis XIII. Dans un texte célèbre, le compositeur allemand Muffat explique que dans l’orchestre français, on orne toutes les parties, et pas seulement le dessus. Je suis persuadé qu’il parle spécifiquement des 24 violons du roi, ensemble alors jugé exceptionnel parce que chaque instrumentiste était capable d’orner sa partie. C’est un savoir-faire contre lequel Lully s’est battu, car il était hostile à toute ornementation de sa musique, même dans les reprises des airs d’opéra. La difficulté, c’est que les instrumentistes d’aujourd’hui n’ont plus forcément cette capacité d’improviser, et qu’ils ne sont pas toujours prêts à prendre autant de risques, surtout si ça ne s’entend pas beaucoup… On ne peut pas forcer les gens à tout changer, et je serais déjà bien content si les orchestres baroques hors de France acceptaient le diapason à 400 au lieu de 415 ! Nous y travaillons par exemple à Budapest, avec l’acquisition d’un instrumentarium adapté, pour le 340e anniversaire de la naissance de Rameau en 2023, où l’on donnera Castor et Pollux et Les Boréades.
Justement, à propos de Budapest, où en sont les partenariats internationaux lancés par le CMBV ?
Certains sont sur le point de se terminer, et nous cherchons à maintenir notre soutien logistique et artistique mais sans apport financier, pour pouvoir entamer d’autres projets. À Prague, par exemple, l’Akadémie Versailles que nous avons créée avec Collegium Marianum survivra au partenariat, elle est pérennisée avec notre soutien. Du côté des nouveaux partenariats, c’est en novembre que sera inaugurée la relation tissée par le CMBV avec l’orchestre baroque d’Helsinki : nous enregistrerons deux petits opéras de Colin de Blamont, avec des chanteurs francophones et les instrumentistes finlandais. Nous allons aussi retravailler avec le Chœur de chambre de Namur qui dispose à présent d’une toute nouvelle salle, à raison d’un projet tous les ans, notamment en 2023 La Jérusalem délivrée, opéra écrit par le Régent, que dirigera Leonardo García Alarcón. Et au Canada, nous collaborerons pendant trois ans avec l’ensemble Arion à des projets discographiques.
Et en France ?
Les résidences croisées mises en place depuis 3 ans se poursuivent, avec Les Ombres, Les Surprises et bien d’autres. Comme je l’ai dit, Alexis Kossenko dirigera en avril prochain Zoroastre, puis en 2023 Le Carnaval du Parnasse de Mondonville, et Atys en 2024. Hervé Niquet dirigera Ariane et Bacchus de Marin Marais en 2022, Médée de Charpentier en 2023, et Iphigénie en Tauride de Campra et Desmarest en 2024. Julien Chauvin Iphigénie en Aulide Gluck. Le tout en s’efforçant à chaque fois d’être au plus proche des conditions de l’époque. Il ne s’agit pas de provoquer une révolution comme il y a cinquante ans mais, plus modestement, de transformer peu à peu les habitudes d’interprétation de la musique baroque. Le patrimoine ne doit jamais être figé.
Propos recueillis par Laurent Bury le 30 octobre 2021
Photo Benoît Dratwicki © Pascal le Mée
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