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Une interview d’Anaëlle Tourret, harpiste – « Je veux proposer un regard nouveau sur la harpe »

On avait beaucoup aimé les « Perspectives » de la harpiste Anaëlle Tourret, admirable récital réunissant des pages de Caplet, Hindemith, Britten et Holliger. Deux ans après la sortie de cet enregistrement, chez ES-DUR, on découvre avec autant de plaisir un programme « Perspectives concertantes », pour le même éditeur, où la Française, harpe solo du NDR Elbphilharmonie Orchester interprète sous la baguette de Vasily Petrenko le Concerto pour harpe et orchestre de op. 74 de Reinhold Glière (1875-1956), accompagnée de la formation dont elle est membre depuis 2018. Magnifique version d’une partition majeure du répertoire de harpe que complètent, tout aussi réussis, le rarissime et étonnant Concertino pour harpe et orchestre de chambre op. 45 d’Ernst Von Dohnányi et les Deux Danses de Claude Debussy, en compagnie du Stuttgarter Kammerorchester, dirigé par Bar Avni.
Très prise par ses activités en outre-Rhin, Anaëlle Tourret n’est pas aussi présente qu’on pourrait le souhaiter en France. Raison de plus pour ne surtout pas manquer le récital qu’elle donne le 13 juin au Château d’Azay-le-Rideau dans le cadre de la saison des Concerts de Poche, tellement précieuse, on ne le soulignera jamais assez, à la vie musicale de nos régions. Avec des pages Mozart, Scarlatti, Caplet, Fauré, Parish-Alvars et Renié, une vraie fête de la harpe se profile.
Commençons, si vous le permettez, par la fin ! Les Deux Danses de Debussy qui referment votre enregistrement constituent bien sûr un des chefs-d’œuvre les plus fameux du répertoire concertant pour harpe. Quand on écoute votre interprétation, il ne fait pas de doute qu’on est proche de la musique de Pelléas et Mélisande, que Debussy fit entendre deux ans plus tôt ...
Ces Danses, de 1904, sont un des ouvrages clés de notre répertoire, et constituent, chronologiquement, une ouverture de ce « théâtre » qu’a été le XXème siècle pour notre instrument. Cette œuvre est totalement novatrice pour la harpe, l’un des plus anciens instruments qui soient, mais qui n’a eu de cesse de se réinventer, de se développer au fil du temps, pour finalement trouver son apothéose au début du XXème siècle, avec l’apparition d’une nouvelle facture. Cela a créé un instrument extraordinaire pour les compositeurs de cette époque, Debussy naturellement, mais aussi Fauré, Ravel, puis Caplet, Hindemith, Britten et, de nos jours, Heinz Holliger.
Si on se pose la question de la difficulté d’interpréter ces Danses, je dois vous avouer que je m’interroge rarement là-dessus. Je pense plutôt à cette phrase : « c’est soit facile, soit impossible ! ». Il y a dans ces deux pièces, tout un imaginaire, de couleurs, de dynamiques, de motifs mélodiques, qui s’avère absolument fascinant. Debussy nous a bien sûr aussi laissé une autre œuvre phare, la Sonate pour alto, flûte et harpe. L’alliance de ces trois instruments est miraculeuse. Quand je l’interprète, j’ai toujours la sensation de la naissance d’un quatrième instrument.

La Philharmonie de l'Elbe © Thies Raetzke
« Le fait d’enregistrer en concerto avec NDR Elphilharmonie Orchester a été un vrai cadeau. »
Parlez-nous du NDR Elphilharmonie Orchester, un orchestre créé en 1945 (par Hans Schmidt-Isserstedt), dont vous êtes harpiste solo
C’est un orchestre que j’ai intégré à 25 ans ; il fait partie de ma vie. Nous avons le bonheur de jouer dans l’Elbphilharmonie, sorte de paquebot posé sur l’Elbe.
Cette salle fait partie intégrante de l’identité de l’orchestre. Elle existait depuis un an quand je suis arrivée à l’orchestre. Tous les jours nous y cherchons des couleurs, une identité sonore.
Enregistrer en concerto avec cette formation a été un vrai cadeau. Du reste, c’était la première fois qu’un concerto pour harpe était enregistré dans l’Elbphilharmonie. Et quelle merveilleuse aventure que de travailler avec Vasily Petrenko ! Le hasard fait que lorsque j’étais encore étudiante à Paris auprès de Nicolas Tulliez, lui-même élève du grand Pierre Jamet, mon professeur m’a invitée à faire mes premiers pas de musicienne d’orchestre au sein du Philharmonique de Radio France. C’était il y a dix ans. Nous avions joué une symphonie de Chostakovitch salle Pleyel. Et le chef n’était autre que Vasily Petrenko … que j’ai donc retrouvé pour ce disque.
« Mahler a une manière d’écrire pour chaque instrument que je trouve bouleversante. »
Le NDR Elphilharmonie Orchester possède un immense répertoire. Quand vous avez connaissance des œuvres que vous allez interpréter durant la saison à venir, quelles sont celles qui suscitent le plus votre enthousiasme ?
A dire vrai, je regarde tous les programmes avec beaucoup d’excitation ! Je suis toujours très heureuse de jouer au sein de cet orchestre. Il a un répertoire très large, comme vous le soulignez, mais chérit tout particulièrement les œuvres du XXème siècle. Reste que certains compositeurs me sont très précieux, Maurice Ravel en particulier, dont toute la production est merveilleuse. Et Gustav Mahler ... Ses orchestrations témoignent d’une très grande exactitude. Il a une manière d’écrire pour chaque instrument que je trouve bouleversante. Et puis il y a toujours une grande mélancolie, de grandes envolées lyriques. Le paysage de ses symphonies est absolument incroyable, et chaque fois que l’orchestre joue une des symphonies de Mahler, c’est pour moi un cadeau.

© Harald Hoffmann
« J’ai envie d’être surprise par les œuvres que j’aborde.»
Que pensez vous des clichés parfois associés au harpiste ou à la harpiste ?
À dire vrai, je ne sais pas très bien à quoi cette notion correspond. Ce qui m’intéresse ne concerne pas l’image du musicien, mais plutôt de proposer des perspectives nouvelles pour l’instrument. La harpe a longtemps été cantonnée à être un instrument de salon : je veux proposer un regard nouveau. Et puis j’ai toujours en tête l’idée de transmettre. Quand je conçois un programme de récital, c’est pour moi une aventure … J’ai envie d’être surprise par les œuvres que j’aborde.
Dans votre premier disque, on trouve à ce propos une très belle œuvre de Heinz Holliger, Präludium, Arioso und Passacaglia ...
Ce fut pour moi une très grande joie de rencontrer ce compositeur. C’était au festival de Lucerne, en 2016. Cette pièce avait été composée en 1987, pour la femme de Heinz Holliger, Ursula, malheureusement disparue. C’est une partition absolument phénoménale qui repousse les limites techniques de l’instrument. Plusieurs années de travail m’ont été nécessaires pour parvenir à « faire corps » avec elle. Pour vous donner une image de son extrême difficulté technique, je prendrai l’exemple de sa première partie. Elle est ponctuée tout du long par un immense trille qui doit être joué à la main droite. Le mouvement dure sept minutes, et ce trille impose d’adapter son corps, sa technique. Je me suis approchée de la technique des guitaristes.
« Le Concertino de Dohnányi ouvre des perspectives nouvelles et rebat les cartes du concerto pour harpe. »
Le Stuttgarter Kammerorchester, qui vous accompagne dans Dohnányi et Debussy, est dirigé par la jeune Israélienne Bar Avni. L’aviez vous rencontrée quand vous avez été lauréate du Concours international de harpe d’Israël en 2015 ?
Non, ce n’était pas à ce moment là. Nous nous sommes rencontrées après, à Hambourg. Elle y étudiait la direction d’orchestre. Nous avons joué ensemble, justement, les deux Danses de Debussy. Et c’est elle qui m’a proposé, il y a un an et demi, d’enregistrer ces morceaux, dont le Concertino de Dohnányi, que je ne connaissais pas. Je l’ai découvert avec enthousiasme. C’est une œuvre très peu connue et très peu enregistrée, qui ouvre des perspectives nouvelles et rebat les cartes du concerto pour harpe. Celle-ci y crée parfois une sorte de son commun avec l’orchestre. Et cela fait parfaitement sens, de mettre en regard cette œuvre avec les Debussy.

« Nous sommes une sorte de passerelle entre les cordes et l’harmonie. »
Le travail de harpiste solo d’un orchestre et celui de soliste sont ils très différents ?
Différents oui, mais je ressens une sorte de complétude à faire les deux. Je suis bien sûr toujours heureuse de jouer en récital, d’être soliste d’un concerto ou de faire de la musique de chambre, mais cette place, au sein de l’orchestre, apporte une richesse incroyable. Ce qui me bouleverse tant dans l’instrument, c’est que nous sommes une sorte de passerelle entre les cordes et l’harmonie. Chez Mahler, par exemple, la harpe va doubler les contrebasses pour créer une sorte de pizzicato, avec une chaleur incroyable. Dans l’orchestre, les parties de harpe peuvent souvent être bouleversantes. Je pense à la 9e Symphonie de Mahler, et l’Adagietto de la 5e, bien sûr ...
« Le 2e mouvement du Concerto de Glière m’évoque les grandes fresques de Brahms.»
Votre disque s’ouvre par le Concerto en mi bémol majeur de Reinhold Glière, qui est une œuvre phare pour votre instrument ...
Glière fut une figure emblématique de son époque ; il laisse un catalogue phénoménal. Le Thème et variations, 2e mouvement du concerto, m’évoque les grandes fresques de Brahms. Il s’ouvre par un thème presque susurré, et cette ouverture est un champ des possibles. Ce concerto mérite vraiment d’être joué, et popularisé.
Propos recueillis par Frédéric Hutman le 20 février 2025

Anaëlle Tourret, harpe
Œuvres de Mozart, Scarlatti, Caplet, Fauré, Parish-Alvars & Renié
Vendredi 13 juin 2025 – 19h
Azay-le-Rideau – Château
https://www.concertclassic.com/concert/concert-de-poche-anaelle-tourret
Site d’Anaëlle Tourret : www.anaelletourret.com/
Photo ©
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