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Une interview d’Alma Bettecourt, organiste et pianiste – « J’écoute les « couleurs » de l’instrument. »

 

Moment important dans le parcours d’un musicien que celui du premier enregistrement ... et choix hautement révélateur que son programme. Pianiste et organiste, Alma Bettencourt a opté pour une solution qui reflète les deux visages de son talent en réunissant la Sonate pour piano en si bémol mineur et la Sonate pour orgue en ut mineur « Psaume 94 » de Julius Reubke (pour le label Rocamadour)
Né en 1834, disciple de Liszt – qui le tenait en très haute estime –, fauché par la Camarde à seulement 24 ans, Reubke laisse peu d’œuvres, mais ses deux sonates comptent parmi les réalisations pour clavier marquantes de la période romantique. Si les amateurs d’orgue connaissent celle en ut mineur, celle pour piano est bien plus rarement donnée. On sait gré à Alma Bettencourt de sa curiosité et l’on ne peut que rester profondément admiratif de sa maîtrise époustouflante de pages techniquement redoutables, comme de la profonde musicalité qu’elle y manifeste.
On retrouvera la jeune interprète en tant qu’organiste tout au long de la saison de concerts 2025/2026 de Radio France dans les répertoires les plus variés, du romantisme au contemporain. Et aussi le 8 octobre pour le concert de sortie de son disque (disponible depuis le 23 mai toutefois) dans le cadre du festival Toulouse les Orgues à la Basilique Saint-Sernin, sur le magnifique Cavaillé-Coll utilisé pour l’enregistrement donc, 

 
 
Vous avez choisi pour votre tout premier disque ces deux chefs-d’œuvre de Reubke. On a l’impression que c’était presque une nécessité pour vous ...
 
Oui effectivement. J’ai toujours adoré la musique romantique et il me semblait intéressant de commencer par un compositeur peu connu. En particulier sa Sonate pour piano, parce que la Sonate pour orgue est en général bien connue dans le monde de l’orgue. Et je suis très heureuse de pouvoir contribuer à faire découvrir ces deux sonates à une large partie du public qui ne les a jamais écoutées. D’autant que, comme vous le soulignez, ce sont vraiment des chefs-d’œuvre. Reubke, élève de Liszt, avait une passion pour la musique de son maître ; on le sent à l’écoute des deux sonates. L’empreinte lisztienne est très forte et ces deux compositions présentent un caractère extrêmement fougueux.

 

 
"Mon défi était de rendre la Sonate pour piano « simple » à écouter, bien qu'elle soit particulièrement complexe."

 
La Sonate pour piano date de 1857. Elle est d’un seul tenant, mais on pourrait considérer qu’elle comporte trois mouvements…
 
Tout à fait. Elle est particulièrement difficile à construire. Elle commence de manière très affirmée, très intense, et se termine de la même façon, à la différence de la Sonate de Liszt qui se referme sur des points de suspension. C’est une musique très dense. Mon défi était de rendre cette sonate « simple » à écouter, bien qu'elle soit particulièrement complexe. Le fait qu’il y ait peu de versions enregistrées m’a donné une plus grande liberté pour construire mon interprétation. Mais je l’ai tout de même beaucoup travaillée avec un pianiste qui connaissait l’œuvre.

 

© Victor Toussaint

 
Vous jouez deux instruments qui ont pour point commun d’être à clavier(s), mais qui requièrent des approches très différentes ...

Oui, bien sûr. Les touchers sont complètement différents. Cela étant, la technique pianistique est très utile quand on joue de l’orgue. J’ai commencé l’apprentissage du piano à 4 ans, puis j’ai découvert l’orgue lors d’un concert dans une église vers 10-11 ans. On m’a alors proposé d’en jouer : cela m’a immédiatement plu ! Puis, j’ai commencé à prendre des cours avec Eric Lebrun. De fil en aiguille j’ai été gagnée par une passion pour cet instrument. J’ai beaucoup de chance, car je peux aborder des répertoires quasi infinis : la littérature pour piano et celle pour orgue sont tellement vastes ... En ce qui concerne la question du toucher, quand je passe d’un instrument à l’autre, je dois à chaque fois me réhabituer. Mais au fur et à mesure cela devient naturel. Et les deux instruments me sont nécessaires. Le piano est très utile à l’orgue, et réciproquement.
 
Pour en revenir à la Sonate pour piano de Reubke, on est très étonné à l’écoute de votre disque, que cette œuvre ne soit pas plus connue. Pour quelle raison selon vous ?
 
Peut être la Sonate de Liszt l’a-t-elle éclipsée… et puis c’est une sonate d’une construction très complexe. Mais à dire vrai, beaucoup d’œuvres très complexes sont plus populaires… je n’ai pas vraiment la réponse. Il faut ajouter qu’on trouve peu d’informations sur Reubke, ce qui ne contribue pas non plus à populariser sa musique. Quand j’ai fait des recherches en vue de cet enregistrement j’ai eu beaucoup de mal à trouver des éléments biographiques. De plus, à part ces deux sonates, il a très peu écrit.

 

© Victor Toussaint

"La Sonate de Reubke comporte très peu d’indications de registration, cela laisse donc une très grande liberté à l’interprète à chaque fois qu’il aborde un nouvel orgue."

 
La Sonate pour orgue nous ramène aussi à Liszt ...

Oui, elle s’inspire de sa Fantaisie et fugue sur le choral « Ad nos, ad salutarem undam », une œuvre pour orgue que je joue également. La Sonate pour orgue de Reubke présente en outre des liens avec celle pour piano, mais elle commence de manière toute différente, mystérieuse. Elle est également très difficile à interpréter. Elle fait partie du répertoire romantique à l’orgue, et les organistes la jouent beaucoup plus que les pianistes ne jouent la Sonate en si bémol mineur. Au demeurant, j’ai découvert la Sonate pour piano, par l’intermédiaire d’un de mes professeurs d’orgue, Olivier Latry, qui m’a suggéré de m’y plonger.
Je suis très heureuse d’interpréter la Sonate pour orgue sur le Cavaillé-Coll de la Basilique Saint-Sernin de Toulouse. Un choix permis par la liberté qui m’a été laissée sur ce point par le label Rocamadour. Chaque orgue est différent et, à chaque fois, nous devons nous adapter à l’instrument. Quand je dois donner un concert d’orgue, j’arrive plusieurs jours à l’avance. Je passe beaucoup de temps à écouter chaque jeu, pour m’imprégner de l’instrument. Je vois ce qui fonctionne… ou pas. J’écoute les « couleurs » de l’instrument. Cette approche chaque fois renouvelée est passionnante. J’ai déjà de magnifiques souvenirs de découvertes. Notamment de l’orgue de Saint-Eustache. Nous y faisons des auditions avec ma classe (Alma Bettencourt terminera son cursus d’orgue au CNSMDP en juin prochain, et poursuivra celui de piano l’année prochaine ndlr). J’adore également l’instrument de l’église Saint-Sulpice. La Sonate en ut mineur de Reubke comporte très peu d’indications de registration, cela laisse donc une très grande liberté à l’interprète à chaque fois qu’il aborde un nouvel orgue.

 

Le Cavaillé-Coll (1889) de la Basilique Saint-Cernin de Toulouse © Oh là là Toulouse

Quelle musique pourra accompagner la Sonate pour orgue de Reubke lorsque vous la donnerez en concert ?

J’ai tenté plusieurs programmes. La musique pour orgue de Liszt va très bien avec, mais je ne choisirai pas « Ad nos ». Cela ferait un programme trop dense pour l’auditeur. J’interpréterai des pièces plus brèves.

 
On vous retrouvera à plusieurs reprises à l’orgue lors de la saison 25/26 de Radio France, dans des répertoires très divers. On connaît moins le répertoire pianistique que vous affectionnez. Quel est-il ?

Je suis très attirée par Schubert, Schumann et Debussy. Mais en fait, j’aime énormément de répertoires, et la musique contemporaine m’attire beaucoup. Pour ce qui est de la saison prochaine de Radio France, je dois reconnaître que j’ai énormément de chance en ce qui concerne les répertoires abordés, mais également par le fait que je partagerai l’affiche avec de grands musiciens. La saison s’ouvrira par la Symphonie n°3 de Saint-Saëns, aux côtés de l’Orchestre philharmonique de Radio France dirigé par Santtu-Matias Rouvali. J’ai pour le moment très rarement joué avec orchestre. J’ai vraiment hâte !
 
Propos recueillis par Frédéric Hutman, le 16 avril 2025

 

(1)       1CD Label Rocamadour / # 10 ( dist. Outhere)
 
Photo ©

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