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Un intelligent éclectisme - Une interview de Jennifer Larmore - Par François Lesueur



Mezzo tout feu tout flamme, Jennifer Larmore prête depuis vingt cinq ans son charme et sa bravoure aux rôles les plus divers du répertoire. Célèbre rossinienne, elle a été Carmen, Charlotte, Orphée, Romeo, Cesare, Rinaldo, Dorabella ou Sesto tout en répondant régulièrement avec l'enthousiasme qui la caractérise à de nouvelles propositions. Invitée une nouvelle fois sur la scène de la Bastille où elle fut tour à tour Rosina, Angelina ou Isabella, ainsi qu'une inoubliable Marguerite dans La damnation de Faust signée Robert Lepage, elle campera à partir du 18 octobre et ce jusqu'au 5 novembre la Comtesse Geschwitz dans la Lulu de Berg. Rencontre.

Ces dernières années vous n’avez pas hésité à aborder de nouveaux rôles dans des répertoires où l’on ne vous attendait pas a priori, comme cette Comtesse Geschwitz que vous reprenez en ce moment à la Bastille. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’accepter ce défi ; la musique de Berg ou le personnage ?

Jennifer LARMORE : Je ne m'y attendais pas non plus ! Quand j'ai commencé ma carrière ma voix était parfaite pour Mozart et Rossini, mais très rapidement j'ai senti qu'elle évoluait, ce qui m'a poussé à chanter Carmen et Charlotte, rôles plus lourds et plus dramatiques, qui m'ont naturellement apporté beaucoup de satisfaction. Aujourd'hui dans le monde lyrique, nous subissons les mêmes diktats que ceux pratiqués à Hollywood : il faut être éternellement jeune et beau. Le temps des Horne, Sutherland et Freni est révolu : on ne chante plus Mimi à 65 ans. C'est fini. En tant que spectatrice j'aime retrouver des interprètes qui ont l'âge du rôle, mais n'oublions jamais que Mimi est malade, et la jeunesse d'une voix n'est pas tout : un débutant n'a pas toujours l'expérience suffisante pour savoir de quelle manière il faut accompagner son chant, autant de choses que seules des années de pratique permettent d'acquérir. J'ai peur pour les jeunes, car les agents les engagent, les précipitent sur la scène en leur faisant croire qu'ils sont des vedettes, avant de les remplacer aux premiers signes de fatigue. N'oublions pas non plus qu'ils sont moins payés que les autres et que sous le prétexte de la crise, on préfère faire appel à de nouveaux venus plutôt qu'à ceux qui sont sur le marché depuis plusieurs années. En ce qui me concerne, il était normal que je m'intéresse à de nouvelles partitions en rapport avec mon âge, un peu comme Madonna pour rester à la page. Cette situation correspond également à mon évolution physique et psychologique. Pour ce qui est de Geschwitz, je dois reconnaître que la proposition est venue de Christof Loy avec lequel j'ai eu très grand plaisir à travailler. Il m'a imaginé dans ce rôle parce qu'il connaît mon goût pour le théâtre et l'énergie que j'apporte à mes interprétations.

Après avoir joué sous sa direction en 2009 à Londres et à Madrid, vous interpréterez le rôle dans un spectacle signé Willy Decker. Quels aspects nouveaux souhaitez-vous approfondir ?

J.L. : Le spectacle imaginé par Willy Decker est beaucoup plus physique, à la différence de la conception « film noir » voulue par Christof. Ici tout est visuellement étonnant, débordant, ce qui me passionne. Je dois bouger énormément, jouer sur de nombreux registres, même si les relations entre les personnages restent très serrées. Geschwitz a pour moi quelque chose d'héroïque : tous les autres veulent quelque chose d'elle, coucher avec elle, la contrôler, l'extorquer, l'utiliser, tandis que moi je n'attends que l'amour et pendant toute l’œuvre je fais tout pour cela. Pourtant j’admets à la fin que Lulu ne pourra jamais me donner cet amour. Chaque production est intéressante car de la remontre naît l'idée. A Londres nous avons beaucoup ri, car le premier jour de répétition nous attendions Tony Pappano et avions peur car il s'agissait pour chacun de nous d'une prise de rôle. Lorsque Pappano est arrivé il nous a immédiatement demandé si nous avions déjà interprété l’œuvre car pour lui aussi c'était une première ! Tout s'est passé magnifiquement sur cette production. Je suis très heureuse de travailler ici avec Michael Schönwandt qui dirige parfaitement et sait créer une atmosphère très confortable pour l'équipe.


Quand on a comme vous l’habitude de chanter le bel canto, la musique baroque ou l’opéra français, est-il difficile de rentrer dans l’univers bergien, de respecter son style et son écriture musicale ?


J.L. : Ah oui, parce que comme vous l'avez dit, il s'agit d'un univers. C'est la clé pour comprendre cette musique. Lorsque j'ai pris la partition, j'ai éprouvé de fortes appréhensions. Après avoir discuté avec mon coach, j'ai réalisé qu'il s'agissait d'un monde, celui de Vienne, où flottent les souvenirs de Schönberg, de Schiele ce qui m'a poussé à aller visiter cette ville pour m'en imprégner. Je me suis rendue à une exposition du peintre et ai ressenti sa puissance. Cette découverte m'a permis de comprendre l'écriture de Berg et de mieux percevoir ses mélodies. Pour le public qui va découvrir Lulu je pense qu'il est préférable de se documenter un minimum au préalable pour ne pas passer à côté de ce compositeur.


Vous avez construit votre carrière en alternant Mozart, Rossini, Bellini, Haendel que vous continuez de chanter et pourtant n’hésitez pas à ajouter Berg, Thomas, bientôt Janacek et Britten et plus surprenant encore Macbeth de Verdi. Comment réussissez-vous à mélanger ces partitions sans faire prendre de risque à votre instrument ?

J.L. : Hum, hum...J'ai une bonne santé, ce qui est excellent pour la voix. Quand on m'a proposé ce rôle j'ai d'abord cru qu'il s'agissait d'une plaisanterie. Je connais l’œuvre, écrite pour un soprano et sais aussi qu'elle contient un ré bémol à la fin de la scène du somnambulisme. Je ne pensais pas de prime abord que ce rôle me conviendrait, mais après plusieurs mois de travail régulier et d'écoutes attentives de disques, je dois admettre et c'est une surprise, qu'il ne me pose pas de problèmes majeurs en termes de tessiture, de puissance et de force. Je sais que certains ne voudront pas le croire, mais vous savez je ne me lance pas dans cette aventure à l'aveugle. J'ai vingt cinq ans d'expérience qui m'ont permis d'arriver aujourd’hui où je suis et je sais que je possède le matériel pour affronter ce rôle, que j'adore, et les notes qui ont fait sa célébrité. Je le rappelle, ma voix est en excellente forme, je serai accompagnée par Davide Damiani qui abordera, je crois, le rôle-titre pour la première fois et dirigée par Ingo Metzmacher à Genève. Et puis tant pis si je rate ce rendez-vous, la terre ne s'arrêtera pas de tourner. Les chanteurs n'aiment pas être mis dans des boîtes : nous avons tout de même droit à l'erreur, non ?

Votre professeur à la Music of the West Academy en 1982 était Regina Resnik qui elle aussi connut plusieurs étapes dans sa carrière (mezzo, soprano et mezzo) : avait-elle envisagé avec vous cette évolution vocale ?

J.L. : J'ai eu deux conseillères très importantes : Regina et Joan Sutherland qui m'a dit de conserver le plus longtemps possible les rôles « légers » avant de passer à des partitions plus dramatiques et de les accepter seulement si j'étais sur de moi, pour ne pas me retrouver sur scène dans l'inconfort et l'insécurité. Regina qui avait débuté sa carrière à 18 ans avec Lady Macbeth, travaillant le rôle six mois au préalable avec le chef d'orchestre, ce qui est évidemment inimaginable de nos jours, m'avait dit que si j'avais la garantie de collaborer avec un bon chef et un bon metteur en scène et que ma voix était en bonne condition, je pouvais tout faire. Je crois qu'avec ce Macbeth un nouveau chapitre de ma vie va s'ouvrir et cette perspective me comble de joie.




Propos recueillis par François Lesueur, le 12 octobre 2011




Berg : Lulu

Paris – Opéra Bastille

Les 18, 21, 24, 28 octobre, les 2 et 5 novembre 2011

www.operadeparis.fr



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Photo : DR

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