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Trois questions à Joël Suhubiette, chef fondateur des Éléments – 25 ans de navigation entre musique ancienne et création contemporaine

 
 

Jeune sexagénaire, Joël Suhubiette fête cette saison les 25 ans du chœur de chambre Les Éléments qu’il fondait à Toulouse en 1997, après une carrière de ténor aux Arts Florissants, à La Chapelle Royale et au Collegium Vocale de Gand où il fut également, pendant huit ans, l’assistant de Philippe Herreweghe. Du 21 au 24 juin, le chef et son ensemble animent les masterclasses de l’Académie itinérante des Centres d’art vocal à la Cité de Sorèze (Tarn) et y donnent une série de concerts dans le cadre de « Chants libres », le festival d’art choral de la Fondation Bettencourt Schueller (1). Les Éléments seront ainsi dirigés, dans le programme emblématique Méditerranée sacrée (2), par trois jeunes chefs de chœur à l’orée d’une carrière professionnelle.
À cette occasion, Joël Suhubiette s’est plié de bonne grâce au rituel des trois questions.
 
Qu’est-ce qui vous motive en 1997 lors de la création du chœur de chambre Les Éléments?

Cela ne s’est pas fait d’un seul coup ! Parallèlement à ma formation de chanteur, j’ai étudié la direction de chœur dès le départ. Je dis que Les Éléments ont 25 ans, mais j’avais déjà créé en 1985 une association où l’on se retrouvait l’été, entre amis. Chanteur au Collegium Vocale, j’ai dirigé en 1989 un premier disque choral pour une petite maison d’édition, et c’est alors que Philippe Herreweghe m’a proposé d’être son assistant. J’ai été chanteur douze ans avec lui, et les huit dernières années, je chantais et je préparais le chœur. En 1997, j’ai choisi parce que je ne pouvais plus faire les deux correctement. C’est la direction qui l’a emporté, c’était ce que j’avais vraiment envie de faire depuis le début et j’avais besoin de plus de maturité pour me lancer. Je considère toutes ces années de chanteur, c’est-à-dire le métier de ceux que je dirige aujourd’hui, un peu comme du compagnonnage : cela a participé à ma formation. D’autant que, bien sûr, j’ai rencontré Christie et Herreweghe, et avec le Collegium j’ai aussi eu l’occasion de chanter avec Gustav Leonhardt, Simon Preston, Alan Curtis, Paul Van Nevel et beaucoup d’autres que j’oublie de citer.

© Romain Serrano
 
Le répertoire des Éléments mêle musique ancienne et création contemporaine, avec quelques incursions à l’opéra. Comment définiriez-vous l’identité propre de l’ensemble?

Je voulais un ensemble « moderne », qui soit capable de se frotter aux exigences de la restitution du répertoire ancien et aussi, dès le départ, un ensemble de son temps qui commande de la musique à des compositeurs d’aujourd’hui. Je souhaitais donner une part essentielle à la musique a cappella, car c’est l’essence du chœur et c’est là que réside le travail le plus important, le plus difficile, le plus exigeant. Je le comparerais peut-être à la pratique du quatuor pour les instruments à cordes. Si Les Éléments ont une identité propre, ce serait la souplesse des voix qui peuvent voyager dans les répertoires, l’exigence envers le contrôle du son, l’écoute des autres, l’homogénéité de l’ensemble. D’ailleurs les qualités exigées par la pratique de la musique de la Renaissance et son tempérament inégal peuvent se retrouver dans l’usage des quarts de ton et autres formes non tempérées de la musique contemporaine. Les Éléments ne sont pas les seuls à faire cela. Le paysage a complètement changé dans les années quatre-vingt, c’est la naissance des ensembles indépendants, c’est la politique de Jack Lang qui a dessiné une nouvelle carte musicale en France, aussi bien vocale qu’instrumentale. Il y a eu Les Chœurs et solistes de Lyon, Musicatreize, Les Jeunes Solistes – devenu plus tard Solistes XXI – de Rachid Safir, dont le parcours de chanteur et de chef est assez semblable au mien, Accentus, Les Éléments, puis d’autres sont arrivés, Aedes, Les Métaboles etc. C’est très réjouissant, cela veut dire que le travail en chœur ou en ensemble vocal est devenu un vrai métier pour les chanteurs.

© Auxie Boivin
 
Depuis 25 ans, Les Éléments ont commandé une multitude d’œuvres chorales. Qu’est-ce qui vous intéresse dans le travail d’un compositeur d’aujourd’hui pour la voix?

Les écoles, les styles n’ont pas d’importance. La carte là aussi a beaucoup changé au XXIe siècle, même si on aime encore mettre les gens dans des cases, c’est très français ! Je commande à un compositeur parce que j’ai entendu une de ses pièces et que je suis conquis par la beauté de son univers. J’aime bien aussi être embarqué dans des cultures et des univers différents. Dès 2001, j’avais passé une commande à Tôn-Thât Tiêt, compositeur d’origine vietnamienne d’une génération avant moi, élève de Jolivet. Il a écrit Les Sourires de Bouddha qui était un retour au bouddhisme, avec des sons graves tenus un peu à la façon des moines tibétains. Même si évidemment la manière d’écrire était occidentale, on était embarqué dans un tout autre univers et je trouve ça passionnant. Une autre grande rencontre, qui se poursuit, c’est celle avec le compositeur libanais Zad Moultaka. Il a étudié le piano au CNSM de Paris, il a comme beaucoup de Libanais une culture occidentale et une culture du monde arabe, il nous a amenés vers des musiques, des langues et des univers sonores, le chant syriaque par exemple, qui ne sont pas de l’orientalisme à la façon du XIXmais une expression naturelle. C’est la même chose avec le Grec Alexandros Markeas. Il nous écrit des pièces en grec ancien sur des textes d’Euripide, et là, nous sommes dans l’idée qu’il se fait du chœur et du théâtre antique. Ce sont des rencontres essentielles pour Les Éléments.
 
Propos recueillis par Didier Lamare le 17 mai 2023

 

(1) Festival de la Cité de Sorèze : www.cite-de-soreze.com/festival/
 
(2) Méditerranée sacrée : polyphonies anciennes et modernes en hébreu, arabe, araméen, latin et grec ancien, de Carlo Gesualdo, Giacinto Scelsi, Tomás Luis de Victoria, Zad Moultaka, Salomone Rossi, Alexandros Markeas, Antonio Lotti… Abbatiale de Sorèze (Tarn), le 24 juin à 17 h 30.
(Programme enregistré et paru en 2011, 1 CD L’Empreinte digitale)
 
Les Éléments :
www.les-elements.fr/

 
Photo Joël Suhubiette © Romain Serrano

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