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Tristan et Isolde en version de concert à l’Opéra de Montpellier – Prise de rôle et révélation – Compte-rendu

S’il est un opéra qui supporte idéalement l’absence de mise en scène, c’est bien Tristan et Isolde. Immensément statique, fait de scènes qui soudent les psychismes des personnages plus qu’ils ne les confrontent à quelque action, à l’exception d’interventions brusques qui cassent  dynamiquement cet état hallucinatoire (la fin du premier acte, l’arrivée du roi Marke, très vite lui aussi transformé en pion sur cet échiquier éternel, l’arrivée des bateaux et la courte rixe qui brise l’agonie de Tristan et entraîne celle d’Isolde), l’opéra n’a nul besoin de détails historiques pour le situer dans quelque période qui soit: costume trois pièces, ou tunique, le moins est le mieux et le plus simple, l’idéal. Afin que cette métaphysique de la musique que Wagner trouva dans Schopenhauer se dégage de l’accessoire. La lumière, seule, peut servir de contrepoint à la musique, qu’elle soit éclatante pour la transfiguration d’Isolde, interprétée comme une extase klimtienne, ou obscurité totale pour la plongée dans le néant. Tout peut s’envisager, à condition que l’image ne redonde pas avec la musique.

Valérie Chevalier, directrice de l’Opéra de Montpellier, qui fait miracle avec des budgets modestes, n’a donc pas couru de risque en conviant son public à la seule magie sonore, car le Corum – dont le moëlleux des sièges aide à une longue immersion – se prête bien à cette aventure hors normes. Le seul véritable enjeu étant de trouver les monstres sacrés dont la voix peut affronter les obstacles auxquels l’écriture de Wagner les confronte, encore que ce soit pour la plupart des chanteurs wagnériens le pari le plus fascinant qui soit. Pourtant ici, pas de star pour compenser l’absence de metteur en scène, mais un plateau magnifique dominé de très haut par une extraordinaire Isolde, de celles que l’on peut désormais placer dans la prestigieuse lignée des Lili Lehmann, Kirsten Flagstad et autre inusable Birgit Nilsson, sans parler de la si particulière Margaret Price, dont Katherine Broderick a quelque chose de l’émouvante rondeur.
 
D’emblée, le choc, après l’accord initial, qui brise le réel, et la mise en place du drame, posé avec une douceur envoûtante par Michael Schønwandt et l’Orchestre de l’Opéra de Montpellier, si impliqué dans cette folle extase qu’il lui poussait des ailes : les deux femmes, Brangäne (Karen Cargyll, photo à g.) et Isolde (Katherine Broderick, photo à dr.), lancent les premières notes, violentes, déjà hystériques, et l’on oublie les robes, la scène, les aléas du quotidien, pour se laisser prendre par ces deux formidables femelles en plein délire. De Cargyll, on a admiré jusqu’au bout la richesse voluptueuse, la largeur chaleureuse – juste un peu étouffée par l’orchestre pendant l’appel de Brangäne au 2e acte. L’alliance, presque l’alliage de cette voix dorée avec celle plus claire d’Isolde, a créé jusqu’au bout une sorte d’incandescence vocale dont la puissance n’avait jamais rien de strident, malgré la violence de leur échange.

Katherine Broderick (Isolde), Michael Schønwandt, Stefan Vinke (Tristan) © Marc Ginot
 
Mais il faut saluer avant tout la naissance d’une fantastique chanteuse, que d’aucuns connaissent déjà (elle a reçu le Prix Kathleen Ferrier en 2007) puisque Valérie Chevalier lui a précédemment confié l’Elsa de Lohengrin et qu’elle incarne Sieglinde, Brünnhilde ou Donna Anna sur de nombreuses scènes : planant sur les hauteurs donc ! Katherine Broderick, c’est une petite anglaise brune, au charmant minois de gamine maline, qui par la magie d’une voix à l’incroyable facilité, à l’inusable endurance, endosse le désespoir d’Isolde comme si elle l’habitait depuis toujours, alors qu’il s’agissait là d’une prise de rôle. Une portée, une puissance d’émission, un moelleux, une clarté même dans les plus âpres et hautes vociférations, et des pianissimi incroyables dans l’ultime chant de mort, mené avec une aisance telle qu’on l’aurait crue capable de rechanter sans fatigue l’ensemble du rôle. Le choc est grand d’une pareille découverte.

Michael Schønwandt © Marc Ginot
 
En revanche, on a été un rien déçu par la voix un peu rêche et semble-t-il fatiguée de Stefan Vinke, infiniment plus connu que sa partenaire, et qui, bien qu’il incarne fréquemment Tristan, n’en a peut-être jamais vraiment eu la voix. Tendu, comme forcé, mais heureusement sans accroc, il a su mettre à profit cette dureté d’émission pour livrer une mort qui elle permettait d’oublier la stricte beauté vocale au profit de l’expressivité. On a admiré aussi l’énorme puissance vocale de Kurwenal, l’Allemand Jochen Kupfer, balayant l’espace sonore comme une sirène de bateau, le tout avec la prestance d’un Escamillo. Impressionnant.
Le public a aussi fait un triomphe justifié au beau roi Mark du Danois Stephen Milling, tout droit sorti de son drakkar avec son physique de conquérant nordique et sa voix large comme l’océan. De surcroît capable d’émouvoir, même si l’on garde en l’oreille, de façon inoubliable, la tendresse d’un René Pape dans ce rôle qui peut être ingrat ou déchirant.
 
L’Orchestre de l’Opéra, on l’a dit, a mis le meilleur de lui-même pour naviguer dans ces eaux en folie, et notamment le beau cor anglais, tout comme les Chœurs  de l’Opéra Montpellier Occitanie, très engagés, et le chef Michel Schønwandt, comme à l’accoutumée, a su garder le cap, entre violence dévastatrice, sinusoïdes envoûtantes et montées hallucinées. Combiner ainsi passion folle et raison pour en graduer les effets nécessite une totale maîtrise et une intelligence musicale d’une grande finesse. On l’a parfaitement pesé.
 
Jacqueline Thuilleux

Wagner : Tristan et Isolde (version de concert) - Montpellier, Opéra Berlioz/Le Corum, 17 janvier 2019
 
Photo © Marc Ginot

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