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« Torokaba » au Théâtre de la Ville – A Armes égales – Compte-rendu

Jusqu’où peut aller la confrontation sans se muer en bataille entre deux hommes également libres et concentrés, possédant au plus haut point la maîtrise de leur corps et de leur esprit, et qui mettent en regard leur langage, leur gestique, leur quête en une joute où beauté, humour et virtuosité fusionnent de façon captivante, pour ne pas dire envoûtante ? Voici ce qu’exprime Torobaka, spectacle à l’intensité inouïe. Rien et tout en commun à la fois chez les deux danseurs qui se mesurent, Akram Khan et Israel Galvàn, sinon l’excellence projetée jusqu'à l’abîme, la quête de l’extrême du mouvement : deux bêtes héraldiques affrontées comme sur un blason,  taureau flamenco contre panthère bengali, cornes contre sinusoïde, élan frontal contre envol et enveloppement.
 
L’extrême séduction du spectacle, par-delà ses performances physiques, réside dans l’intelligence avec laquelle dialoguent leurs deux formes d’expression, et dans le rythme subtil avec lequel la confrontation est  menée vers sa non- fin, car elle pourrait durer encore inlassablement, tant chaque protagoniste renaît de ses cendres et se réinvente à chaque temps d’arrêt. Car il en faut bien un peu, dans ce délire corporel d’1h 10 où les danseurs sont soutenus et relayés par trois chanteurs, le gitan Bobote, la belge Christine Lebouffe, l’espagnol David Azurza et un musicien, BC Manjanuth, star du mridangam, le tambour indien. Tous quatre, chaleureusement reliés par une complicité puissante, bouleversent par leur ferveur et la force primale de leur art, plus subtil et plus riche que l’incantation habituelle du flamenco car s’y mêlent des accents aux origines multiples qui en font une sorte de symphonie des origines.  
 
 

© Jean-Louis Fernandez

La simplicité la plus austère dans le décor et les costumes, et le luxe le plus fou dans la débauche de sonorités et de griserie corporelle, voilà l’enjeu voulu pour leur face à face par Akram Khan et Israel Galvàn. L’anglo-indien Khan, chorégraphe subtil et danseur prodigieux, est une vedette, un peu happée par la mode, et on le comprend. Comment résister à cette force tranquille, qui sous le masque de l’homme au beau masque mesuré et souriant, déchaîne tant d’énergies félines, de messages subliminaux des bras et des mains (le cygne rêvé) et toutes ces infimes invites de la danse indienne, lorsqu’elle est portée au niveau de langage universel par un artiste résolument contemporain et capable d’user de son folklore et de ses techniques pour en élargir la portée.
 
 Sylvie Guillem en a fait l’un de ses partenaires favoris, Juliette Binoche s’est voulue plus que comédienne à ses côtés dans un spectacle branché qu’il vaut mieux oublier. Et son excès de popularité lui a parfois fait toucher la facilité. Mais ici tout n’est que rigueur dans une sorte de partie d’échecs qui confronte deux états de choc et rappelle habilement que le kathak, dont est issue la gestique d’Akram Khan, et le flamenco, que sert Israel Galvàn, sont fortement apparentés. Simple hasard historique ou filiation réelle par le truchement des gitans passés d’Inde vers l’Espagne ? Khan émet des doutes sur celle-ci, Galvàn moins. Mais l’enjeu mérite que la question soit posée.
 
Face à Akram Khan, donc, Israel Galvàn, maître du genre flamenco qu’il a su renouveler : tout en lignes brisées, en contraction- décontraction, en chocs incessants qu’une sinusoïde vient relier sans qu’on ait le temps de l’avoir captée. Nerfs à vif, tensions, craquements, violence, pieds en folie dans une quête dont on ne sait ce qu’elle cerne, sinon peut-être les fondements même du mouvement, l’âme arrachée au corps.
 
Tous deux se frôlent, s’affrontent, se confrontent, se lâchent un temps tandis que leurs comparses mêlent leurs étranges voix, leurs scansions venus de mondes lointains. Certaines séquences sont des pièces d’horlogerie, où le frottement, presque le feulement, le coup léger de la main sur la chaise ou l’instrument s’emboîtent avec le choc de l’ongle et l’impulsion du talon : langage ténu où les sons se répondent en effet miroir. Puis le duel-duo fou reprend, jusqu’à ce que les deux belligérants rendent les armes, chacun roi de son univers, Mais ils ont donné chacun, comme le dit magnifiquement Galvin,  «  un peu de leur vie » : sacrifice pour l’espagnol, offrande pour l’oriental. Le public, porté par cet hymne à la vitalité du monde,  ne sait plus à quel Dieu se vouer.
 
Jacqueline Thuilleux
 
Théâtre de la Ville, le 2 janvier, prochaines représentations, les 4 et 5 janvier 2015. www.theatredelaville-paris.com

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