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Thomas Lacôte joue Messsiaen à l'orgue de la Trinité – Poétique singularité

Le 27 avril 1992 s'éteignait Olivier Messiaen, qui fut titulaire de l'orgue de la Sainte-Trinité à Paris de 1931 jusqu'à la fin de sa vie. Cette tribune prestigieuse entre toutes ne pouvait que lui rendre hommage pour le 25ème anniversaire de sa disparition : en l'occurrence Thomas Lacôte (photo), l'un de ses actuels successeurs (1) au côté de Loïc Mallié et de Jean-François Hatton, Carolyn Shuster Fournier étant quant à elle titulaire depuis 1989 de l'orgue de chœur, l'un des plus beaux et généreusement sonores de Cavaillé-Coll. Thomas Lacôte aurait pu ne proposer qu'un riche programme Messiaen : œuvres et interprétation auraient naturellement fait merveille. Il a préféré opter pour une évocation beaucoup plus personnelle et inventive de l'art de l'improvisation chez Messiaen (2), soit une manière sensible et d'une séduisante originalité de tisser des liens, par-delà le temps, entre cette figure tutélaire des lieux et son activité de compositeur et de chercheur – il est également professeur d'analyse au CNSM de Paris depuis 2014.
 
En guise d'alpha et d'oméga, deux œuvres dont Messiaen lui-même disait qu'elles découlaient d'improvisations, ainsi que Thomas Lacôte l'explique dans son texte de présentation. Paroissien de la Trinité, l'éditeur Henry-Jean Lemoine lui aurait demandé de « composer comme il improvisait », avec à la clé sa troisième œuvre pour orgue : Apparition de l'Église éternelle (1932), ici en ouverture de programme, grandiose et d'une certaine vivacité, véritablement pensée pour la vaste nef unique de la Trinité. Quant à la Messe de la Pentecôte (1949-1950), qui couronnait l'hommage, Messiaen disait qu'elle était le « résumé de toutes [s]es improvisations réunies ». Deux pièces ponctuaient le déroulé du concert : la Communion de l'Office de la Pentecôte de Tournemire (de L'Orgue mystique, v.1927), suivie d'Alluvions en flamme (titre emprunté à René Char) de Thomas Lacôte lui-même, première de ses trois Études pour orgue de 2008 (3), dans laquelle l'acoustique du lieu doit être « entièrement intégrée à la composition » (où l'on rejoint les conditions mêmes de recréation de ce qui constituait sans doute le véritable cœur du programme, évoqué ci-dessous) – une page d'une belle et souple intériorité qui n'illustre naturellement qu'un aspect de son travail de compositeur. Soit la suggestive confrontation de Messiaen avec deux générations de musiciens-créateurs, antérieure et postérieure à son propre parcours.

Thomas Lacôte © DR

La section la plus singulière et presque la plus éclairante fut toutefois la mise en œuvre musicale – « travail situé sur une ligne de crête entre recherche et création » – d'un document récemment retrouvé dans le Fonds Messiaen de la BNF et que l'on suppose contemporain de la Messe de la Pentecôte. Il s'agit de notes préparatoires à l'improvisation de versets de vêpres : Thomas Lacôte en a sélectionné douze (sur une trentaine) assortis d'indications de registrations conçues par Messiaen pour son orgue de la Trinité (qui n'ont de sens que sur cet instrument et que l'on ne retrouve pas à l'identique dans ses œuvres écrites), mais aussi de descriptions précises du déroulement des pièces à improviser, sans qu'un texte proprement musical soit fourni (à l'exception d'un intervalle répété : la bémol-sol, et d'un accord largement déployé. Il en résultait pour l'auditeur l'étonnante possibilité d'assister à l'élaboration d'authentiques improvisations de Thomas Lacôte… rigoureusement fidèles aux schémas et aux timbres proposés et requis par Messiaen dans le document retrouvé. Fait-on alors nécessairement « du Messiaen » ? S'il est certain que les mélanges de timbres les plus caractéristiques appellent une solution musicale ne pouvant qu'évoquer Messiaen – mais aussi de manière intentionnelle, tel l'hommage de qui se glisse dans sa manière et sa matière sonore –, l'essentiel, au bord du dédoublement de personnalité musicale, n'en fut pas moins des plus singuliers, suprêmement concis, d'une vive et spirituelle poésie dépourvue de toute emphase, idéalement agencée et projetée. Ce qu'il faut pour s'élever jusqu'à l'équilibre, pas une note de plus.
 
Deux séries de six miniatures improvisées furent proposées, le programme mis à disposition du public comportant le détail des consignes de Messiaen. Où l'on put d'emblée mesurer la maîtrise de l'improvisateur fusionnant réalisation musicale et respect le plus strictement édifiant du « cahier des charges » stipulé par Messiaen dans ses notes. Ainsi dès la toute première :
 
« R[écit] : bourdon 8 trémolo-accords serrés (lents) dans l'aigu (crescendo-decrescendo)
Pos[itif] : fl[ûte] 4 et piccolo – thème rythmique et mélod[ique] en 8ves brisées staccato
Péd : Tir G seule fait un chant de quelques notes (G[rand-orgue] : sonorité ronde de cor lointain avec fl 4 et quinte) »
 

Le Cavaillé-Coll de l'église de la Trinité © DR

Et ce fut très exactement ce que l'on entendit, programme à l'appui. À ceci près que quiconque eût entendu ce verset improvisé sans disposer de ces informations ou ignorant la finalité de l'expérience, aurait spontanément perçu une pièce superbe de cohérence, d'une intention musicale pleinement autonome, personnalisée, où la part du mystère se révélait aussi d'une franche et sobre intensité. Les douze versets offrirent les cas de figure les plus divers, chaque fois sous-tendus d'une musicalité en mouvement, la mise en œuvre évoquée répondant parfois à des indications d'un Messiaen façon sphinge, sans doute propres à stimuler librement la créativité : « musique moderne et même ultra-moderne » (n°2), « groupes de petites notes avant quelques-unes des [doubles croches] – Bali » (n°7), ou encore : « R. gbe v. céleste une tierce tenue pp / Pos : quintaton 16 seul en 3ces jouer 1 8ve plus haut / G : bourdon 8 répond en 3ces 8ve réelle [même rythme] Pelléas 3ème tableau 1er acte » (n°12) – scène devant le château où Pelléas rencontre pour la première fois Mélisande (étrange inspiration pour un verset de vêpres ?)… Si le fameux Basson de 16 pieds du Positif, que Messiaen aimait par-dessus tout, ne pouvait manquer, son utilisation diffère ici grandement de celle demandée, et entendue aussitôt après, dans l'Offertoire de la Messe de la Pentecôte (simple mais éloquent ut grave scandé, répété) : « Pos : basson 16 seul : 3ces en stacc.-grave- en [doubles croches piquées]… » (n°8).
 
Un monde en perpétuel devenir, renouvelable et sensible, tout en s'inscrivant dans une histoire des timbres et des formes fidèlement restituée, et manifestement ouverte. Un hommage subtil et nuancé, aussi peu conventionnel qu'à juste titre évocateur tant de l'art de Messiaen compositeur et improvisateur que de celui de la génération actuellement sur le devant de la scène organistique.
 
Michel Roubinet

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Église de la Sainte-Trinité, Paris, 23 avril 2017 ; prochain concert dominical à la Trinité, le 21 mai à 16 heures : Loïc Mallié improvise sur Le Songe de Gerontius, avec Agathe de la Boulaye (récitante).
 
 
(1) latriniteparis.com/pages/organistes-titulaires/
 
(2) Thomas Lacôte mène depuis 2010, avec ses collègues Yves Balmer et Christopher Brent Murray, des recherches sur Messiaen. À la rentrée 2017 doit paraître aux Éditions Symétrie son ouvrage intitulé Le modèle et l'invention : Olivier Messiaen et la technique de l'emprunt.
 
(3) Ces trois Études figurent sur le premier CD monographique consacré à Thomas Lacôte compositeur : The Fifth Hammer, Hortus 106 (2013), enregistré au grand orgue de la Trinité :
www.editionshortus.com/catalogue_fiche.php?prod_id=32
Le cycle complet des Études pour orgue (2006-2015) vient de paraître en deux cahiers aux Éditions Henry Lemoine :
www.henry-lemoine.com/fr/compositeurs/fiche/thomas-lacote
 
 
Sites Internet :
 
Thomas Lacôte
www.thomaslacote.com
 
Phtoggos – Carnet de recherche en ligne de Thomas Lacôte
phtoggos.wordpress.com

Photo © DR

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