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Spectacle Teshigawara, Brown et Kylian au Palais Garnier - So chic - Compte-rendu

« La danse est la seule langue qui n’ait pas besoin d’être traduite », disait Cocteau. Euh, parfois si…Le triple spectacle proposé par le Ballet de l’Opéra de Paris, qui tente de faire entrer la danse dans un univers poétique à portée philosophique, laisse songeur (sinon tout à fait endormi). Mais on a honte d’être si peu capable d’intellectualité devant les ambitions de haute volée d’un Saburo Teshigawara, éminent maître japonais dont l’écriture gestuelle est aussi hermétique que l’ikebana. A cette différence près que ce dernier est l’aboutissement d’une expérience millénaire, tandis que celui de Teshigawara est pure création de son fait, et donc n’a de signification que celle qu’il est capable de faire percevoir. Le titre déjà, Darkness is hiding black horses, impressionne par son hermétisme grand genre. On affûte ses neurones pour comprendre pourquoi cette jolie femme (Aurélie Dupont, vêtue de bandelettes blanches) et ce sombre héros noir comme l’enfer (Jérémie Bélingard, superbe) se contorsionnent délicatement sur fond de fumerolles. Elle a l’air inspirée, lui malheureux. Une histoire ? Fi donc. Plutôt déclare l’auteur, «  une écoute intérieure des sensations corporelles, de retour à une matière première… La danse des interprètes ne doit pas se laisser pas dominer par un souci de signifier ». Le tout pour évoquer les ténèbres dont jaillit la lumière. On admire, car sur fond de bruitages, le tableau proposé est certes élégant, poétique sans doute, intéressant pour les danseurs sûrement. Mais trop vouloir faire dire à la danse la vide curieusement de tout impact émotionnel, à moins peut être d’avoir pratiqué mille ans de bouddhisme zen. On applaudit cependant, car le bon goût est sauf, et que surtout, on craint d’être resté à la porte d’une séquence importante.

Très chic, ensuite, ces cinq nymphes vêtues de gracieux plissés blancs, qui ondulent comme grisées d’elles mêmes devant des projections qui n’ont -évidemment- aucun rapport entre elles. L’œuvre, Glacial decoy, déjà donnée en 2003 à l’Opéra, est signée de la papesse du post modern art, Trisha Brown. Et le concept, car on ne dit plus « sujet », ramène aux temps expérimentaux de Robert Rauschenberg. Pas d’identité pour le fond visuel, bien que les photos aient été prises en Floride, un flux délicat mais insipide, aux airs de faux laisser-aller, et emprunté souvent à la gestique enfantine, sans le côté « bio » de la danse naïve et charmante d’une Isadora Duncan. Il s’agit là de la quête d’un mouvement qui se déroule dans « le champ du caché » dit la chorégraphe: mais ce caché l’est resté, tout au moins pour les yeux à écailles de ceux qui aiment que la danse exprime autre chose que sa propre contemplation.

Reste Jiri Kylian, dieu contemporain, dont on ne saurait critiquer le moindre frémissement d’épaule: et certes, Doux mensonges, créé pour l’Opéra en 1999, continue d’étonner par son étrangeté, d’autant que le chorégraphe a eu la bonne idée d’utiliser des polyphonies géorgiennes et des madrigaux de Gesualdo et Monteverdi pour mettre en scène deux couples. Ceux-ci se déchirent et s’enlacent avec une infinie perversité, chacun remontant d’une trappe comme des leitmotive, des obsessions, des mirages, plutôt que des êtres vivants, tandis que leurs corps filmés se projettent sur le fond de la scène et se poursuivent dans le labyrinthe des installations complexes qui se trouvent sous le plateau. Comme s’ils exploraient leur propre angoisse. Elégant et hermétique, du moins est- il convenu de le juger ainsi. Toute l’habileté de Kylian est là, de faire croire que son œuvre a un sens subtil mais qu’il vous échappe, ce qui est agaçant. On comprend néanmoins que pour les quelques danseurs engagés dans cette triple aventure (11 en tout), l’enjeu soit à leur échelle plus valorisant que de se trémousser dans Paquita ou de jouer les courtisans dans quelque superproduction néoromantique.

Jacqueline Thuilleux

Paris, Palais Garnier, 12 novembre 2013

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Photo : Agathe Poupeney / Opéra national de Paris
 

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