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Spectacle Bel, Millepied, Robbins au Palais Garnier - Un peu de pire et beaucoup de meilleur - Compte-rendu

Une question se pose d’emblée : que fait Jérôme Bel au Palais Garnier ? Sa démarche « distancialiste » qu’elle intéresse ou pas, n’y a pas sa place. Est-il justifiable de placer ces quelques élucubrations voyeuristes sur un plateau où 150 danseurs, voués dès l’enfance à une discipline terrible, veulent donner un sens à leur engagement ? La faute n’en incombe d’ailleurs pas qu’à Benjamin Millepied, qui l’a invité, mais aussi, il y a 12 ans à Brigitte Lefèvre, qui lui ouvrit les portes pour un Véronique Doisneau bien inutile. Bref, ce Tombe, qui se déroule dans les décors de Giselle, croix, forêt, château et brouillards, puis celui d’un studio de travail, consiste à prendre trois danseurs de la troupe, dont l’un explique d’un voix gentille à une jeune femme de l’extérieur qu’il y a des machinistes, des poursuites, des décors à l’Opéra : petite promenade guidée pour les nuls. Autant prendre le ticket pour la visite, il est moins cher.

Puis arrive le prince de Giselle, avec sa cape réglementaire - on se méfie -, et ensuite sa Giselle, en chaise roulante, avec une jambe en moins. Puis un autre conteur - danseur étoile celui-là - se montre dans une vidéo où une adorable vieille dame en  mauvais état (on la connaît, elle a hanté la salle depuis des décennies avant d’être très malade) se laisse porter par lui, toujours sur la musique de Giselle. On sait l’intérêt de Bel pour les êtres handicapés, il est louable à condition de ne pas tomber dans le voyeurisme, ce qui le cas ici. Transcender le handicap, oui, s’en repaître, absolument pas. Et il est si facile d’émouvoir avec des gens vraiment diminués, alors que l’art permet de faire vivre la laideur au second degré, entre autres. Ah le splendide Quasimodo du splendide Nicolas Leriche ! Bref, ce genre de tentative peut trouver sa place dans un atelier, ou à la rigueur dans un festival, Avignon notamment qui en est friand. Pas ici, où les choses se pèsent et où un énorme travail justifie l’existence de l’institution. Par correction, on ne donnera pas les noms.
 
Après ces pénibles trente minutes, la soirée commence, et elle est exceptionnelle : parce que Benjamin Millepied révèle dans son brillant La Nuit s’achève (titre prémonitoire ?) un talent qui commence à se densifier, tout à fait dans la lignée de Robbins, ce que l’on savait déjà car il est porteur d’un héritage assumé. Et que les trois couples qu’il met en scène rappellent ceux d’In the Night, chef d’œuvre du maître de West Side Story. Passion, élégance, légèreté se combinent en des portés savants avec une sensibilité qui dépasse le chic dont il est coutumier. Et les interprètes y sont véritablement habités, que ce soient les étoiles Amandine Albisson et Hervé Moreau ou les sujets Sae Eun Park, Ida Viikinkoski, Marc Moreau et Jérémy-Loup Quer. Avec cela, un support musical qui est véritablement une base, l’ « Appassionata » de Beethoven, jouée puissamment par Alain Planès, et qui montre combien Millepied, comme son maître, est en osmose profonde avec la musique. Bref, l’Opéra, qui a perdu un directeur, est en train de gagner un chorégraphe, chose infiniment plus rare. Il était d’ailleurs fort ému, dans le très spécial contexte actuel de sa vie.

Ensuite, en apothéose, un chef d’œuvre inconnu à Paris, les Variations Goldberg, de Robbins, justement, créées par le New York City Ballet en 1971. Passionné par son enjeu, le maître eut du mal à pénétrer cet univers dont tout amoureux de la musique sait combien il est complexe, au point d’avoir donné lieu à des foules d’interprétations magistrales aux antipodes les unes des autres, de Maria Tipo et Alexis Weissenberg à Glenn Gould et Zhu Xiao Mei. Ici, la fosse était à la fête puisqu’il ne s’agissait pas moins que de Simone Dinnerstein, l’une des tenantes du titre à ce jour. Force, grandeur, passion et subtilité ont habité son interprétation, qui se devait d’être plus spectaculaire que dans un concert, pour permettre à la danse se déployer.
 
La merveille de la chorégraphie qui entrelace les danseurs en tableaux d’une variabilité inouïe,  mais avec un lien fort qui court de la première à la dernière attitude, est d’avoir gardé la connotation baroque, dans une ouverture où s’exposent avec des semblants de costumes d’époque, quelques pas marquants et explicites, ensuite repris comme des thèmes essentiels. La première partie, légère et délicate, met en scène avec volubilité des danseurs du corps de ballet, aériens et joyeux. La seconde, plus majestueuse, introduit les étoiles, et assène des vérités académiques, non sans la pointe d’humour nécessaire. On y admire sans réserve Myriam Ould-Braham, éclatante, Joshua Hoffalt, jubilatoire, et le beau Mathieu Ganio. Puis tout se clôt délicatement sur des pas d’école égrenés avec grâce, comme un album qui se referme. Entre temps, on a fait un voyage immense, on a vécu un moment subtilement festif, et la musique a dansé de toutes ses notes. Superbe ajout au répertoire Robbins de l’Opéra, que Millepied a déjà contribué à enrichir de façon remarquable avec Dreamer, l’automne dernier.
 
Jacqueline Thuilleux

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Spectacle Bel, Millepied, Robbins - Paris; Palais Garnier, 5 février 2016  ; prochaines représentations, les 9, 11, 12, 13, 15, 16, 17, 18, 19 & 20 février 2016. www.operadeparis.fr

Photo © Benoite Fanton / Opéra national de Paris

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