Journal

Spartacus retransmis du Bolchoi par Pathé Live - Explosif - Compte-rendu

L’exotisme à la russe, c’est d’avoir osé le ballet-peplum, un genre que nous ne pratiquons pas, et sous la forme de ces grandes fresques narratives dont le public se régale à Moscou. Mais par-delà les différences de styles et de goûts, Spartacus se doit d’être vu, car il s’agit d’un  ballet légendaire, non seulement par son indiscutable beauté mais aussi parce qu’il incarna longtemps les aspirations d’un peuple, d’un monde révolu aujourd’hui. Tout en demeurant encore l’une des cartes maîtresses du répertoire du Bolchoï. Son ancrage dans la conscience marxiste est édifiante : de l’histoire du gladiateur thrace qui vers 70 avant notre ère, fomenta une de ces terribles révoltes que Rome appela serviles, on suit les traces chez les auteurs latins mais surtout chez Rosa Luxembourg et Koestler en 1939. Un film italien lui fut même consacré en …1909.
 
En Russie soviétique, l’image de ce combattant de la liberté frappa fort un imaginaire qui ne demandait qu’à suivre cette silhouette formidable, au point de marquer le fameux club de foot moscovite, le Spartak. Le ballet, expression maîtresse de l’imaginaire russe ne fut pas en reste : en 1956, une première version de Léonid Jacobson fit son apparition au Kirov, puis en 1962, une de Moïsseïev, enfin en 1968, celle de Iouri Grigorovitch, toujours sur l’effervescente musique de Khatchatourian, s’imposa au Bolchoï par sa simplicité et sa grandeur éloquentes.
 

© Damir Yusupov
 
L’œuvre est manichéenne, axée sur l’opposition de deux couples qui incarnent l’un, le joug romain, l’autre la liberté opprimée. Bourreaux et victimes sur fond de masses obéissantes, d’un côté, les soldats de Crassus, de l’autres les gladiateurs et esclaves rebelles menés par Spartacus. Pas de nuances sinon en deux pas- de- deux d’un lyrisme demeuré célèbre, grâce notamment à la langoureuse musique de Khatchatourian, des couleurs fortes, une fresque violente où l’action et les caractères sont dégagés en séquences tranchées, un tableau final à couper le souffle, le corps de Spartacus porté au sommet d’une pyramide de lances qui le transpercent. Iouri Grigorovitch, longtemps maître du ballet russe, y exaltait des forces simples à l’intensité contagieuse.  « Je suis, disait-il alors, pour un théâtre dansé, où les sentiments sont grands, les heurts violents, l’action énergique » Un credo pas très différent de celui de Noverre à Stuttgart lorsqu’il fit ses ballets d’action à la fin du XVIIIe siècle.
 
Le public occidental eut le bonheur de découvrir cette fresque avec des interprètes eux aussi entrés dans la légende, le couple Vassiliev-Maximova, en Spartacus et Phrygie, qui éclipsa quelque peu les autres protagonistes, les romains Crassus et Egine. Ils marquèrent l’histoire de la danse. Aujourd’hui Maximova n’est plus mais Vladimir Vassiliev, splendide moujik à la broussaille blonde évoque avec tendresse et humour ces moments forts de sa carrière, puisque lors de ces retransmissions l’entracte se passe agréablement à écouter quelques savoureuses interviews faites sur le plateau. Heureusement, la manne Bolchoï ne s’est pas tarie et l’on ne cesse d’y applaudir les personnalités chorégraphiques les plus fortes du moment. Figures hors normes donc que celles du blond colosse Mikhail Lobukhin, et du félin Vladislav Lantratov, lion contre tigre, générosité virile contre arrogance sauvage. Leur duo de choc donne des frissons.
 

© D. Yusupov
 
Et que dire de l’incroyable Svetlana Zakharova, star incontestée dont les mouvements tranchent l’espace avec un graphisme qui n’appartient qu’à elle : étrange et sublime oiseau qui n’a que les plumes sur les os mais déploie ailes et pattes avec une sinuosité que l’on reconnaît au premier battement des mains, au dépliement des jambes, interminables. Elle est une patricienne à la hauteur foudroyante. Sans parler d’une certaine scène de séduction où enroulée autour d’un bâton, elle dégage un érotisme inattendu quand on sait les diktats moralistes de l’ère soviétique. L’on découvre ainsi que débarrassé du joug de ses premiers maîtres, le ballet retrouve aujourd’hui nombre de gestes, d’intentions, voire de scènes entières qui avaient été coupées en 1968 ! Délicieuse et touchante Phrygie aussi que celle d’Anna Nikulina, aux charmes plus discrets que ceux de sa splendide rivale, mais aux jambes aussi déliées. Sur fond de batailles bien structurées car Grigorovitch avait un art consommé du déploiement des ensembles, on se dit que fréquenter un moment ces danseurs hors normes, est un voyage dans une autre planète, tant leur style s’oppose au nôtre par son exacerbation, son souci de frapper l’imagination et il faut l’admettre, une écrasante supériorité technique.
 
Cette page grandiose, unique en son genre, est ici filmée par Vincent Bataillon, rompu à ce difficile exercice de capter la multiplicité d’un spectacle dansé - encore que Spartacus soit remarquablement centré et cadré par la chorégraphie de Grigorovitch, ce qui n’est pas le cas d’un Neumeier ou d’un Maillot, plus dispersés dans l’espace en raison de leur polyvalence narrative. On a pu en juger dans la Dame aux camélias et la Mégère apprivoisée, données précédemment, et où l’enjeu semblait bien plus complexe. A coup sûr des occasions exceptionnelles dont il ne faut se priver à aucun prix, puisqu’elles ont l’attrait du direct, et permettent de découvrir la plus grande troupe de ballet du monde.
 
Jacqueline Thuilleux

logo signature article

Paris, Cinéma Gaumont-Capucines 13 mars 2016
Prochain spectacle, et dernier de la saison, Don Quichotte, musique de Minkus, chorégraphie d’Alexei Fadeyetchev, le 10 avril à 17 h (horaire à vérifier). www.pathelive.com

Photo © Damir Yusupov

Partager par emailImprimer

Derniers articles