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Slutchaï d’Oscar Strasnoy à l’Opéra de Bordeaux - Dramatisme surréaliste - Compte-rendu

Vrai trésor pour un musicien de théâtre que l’univers absurde, cruel, violent, grinçant ou simplement cocasse de Daniil Harms (1905-1942), mort à 36 ans dans l’asile psychiatrique où le régime du petit père des peuples l’avait conduit. Un Krystof Maratka s’est d’ailleurs déjà laissé séduire par l’esprit singulier de l’écrivain russe dans deux ouvrages remarquables : le court mélodrame pour récitant et piano Kouznetsov et Le Corbeau à quatre pattes, farce mélodramatique pour deux comédiens et ensemble instrumental.

Cette fois, c’est au tour d’un autre musicien de la même génération, Oscar Strasnoy, argentin mais dont une partie de l’arbre généalogique se rattache à la Russie, de céder à ce qu’il définit comme le « dramatisme surréaliste » de Harms. « J’ai trouvé qu’il y avait de la matière musicale dans ce désespoir, poursuit-il. Il y a l’ombre de Buster Keaton, de Tchekhov, de Gogol, aussi. Et une irrévérence magique ». Celle d’« un petit homme contre tout un système ». Et de se lancer dans la rédaction de Slutchaï (sous-titré « Faits divers ») sur un livret de Christine Dormoy – qui assurait la mise en scène de ce court ouvrage en deux actes (1h 20 sans entracte) donné en création sur la scène du Grand-Théâtre de Bordeaux dans le cadre de Novart.

Le texte élaboré par Christine Dormoy à partir des écrits originaux de Daniil Harms rime avec concision et goût du contraste. De brèves scènes s’enchaînent, les unes nourries du quotidien soviétique avec ses privations et ses drames, d’autres relevant d’une fantaisie et d’un penchant pour l’absurde en apparence déconnectés de la « réalité » - en apparence car c’était pour Harms le plus sûr moyen de fuir celle-ci. L’opposition entre la première scène, où la milice embarque Irina et Pronine, et la deuxième où… une fée surgit devant un petit homme qui rêve de devenir plus grand résume bien l’esprit général de Slutchaï.

A la brièveté des scènes, à la langue très ramassée du livret, répond l’effectif réduit d’une partition pour six chanteurs (soprano, mezzo, alto, baryton, baryton-basse, basse), chœur mixte, trois musiciens solistes (violon, clarinette, accordéon), présents sur scène, et un ensemble de neuf instrumentistes, où l’on trouve aussi bien un violon, une flûte, une trompette et des percussions qu’un orgue Hammond. Un effectif que Strasnoy exploite avec intelligence et efficacité pour mieux sonder les atmosphères d’un livret au découpage et au rythme cinématographiques dont le « dramatisme surréaliste » fait justement l’unité.

Si le compositeur assure la direction musicale du spectacle, c’est donc la librettiste qui met en scène une action située à Léningrad entre 1933 et 1942. Entourée de Philippe Marioge (scénographie), Mathilde Germi (vidéo), Jean-Philippe Blanc (costumes) et Daniel Lévy (lumières), Christine Dormoy manifeste un intime compréhension du monde de Harms, trouvant le juste équilibre entre une évocation sans lourdeur du contexte historique et un humour mordant qui n’interdit pas le tact et la sensibilité. Absurdité d’un système, vertige de l’absurde… Et étrange beauté de certaines scènes, telle celle de l’homme roux qui n’avait pas de tête, pas de bras, pas de jambe, rien ; où la vidéo de Mathilde Germi accompagne merveilleusement le monologue de Mychine qui clôt l’acte I.

Générale, la réussite de Slutchaï doit beaucoup à l’homogénéité et à l’implication d’une équipe de jeunes chanteurs. On distinguera toutefois d’abord la mezzo Isabel Soccoja qui, en plus du rôle de la Femme 2 aura aussi dû apprivoiser le fonctionnement d’un fauteuil roulant pour cause de mauvaise chute pendant les répétitions. Une imprévu qui a été parfaitement intégré à un spectacle auquel Sevan Manoukian (Femme 1), Marie-George Monet (Femme 3), Thomas Dolié (Homme 1), Jean-Manuel Candenot (Homme 2), Vincent Pavesi (Homme 3) apportent par ailleurs leurs contributions.

Chacun des protagonistes entre avec une grande justesse dans la peau des laissés-pour-compte que Slutchaï met en scène ; chacun s’intègre dans une subtile marqueterie de faits divers et d’absurdes situations, aucun ne tire la couverture à lui. On saluera enfin les prestations des trois musiciens solistes, Chris Martineau (violon et alto, remarquable dans le rôle muet de Macha), Bruno Maurice (accordéon), Richard Rimbert (clarinette), qui apportent leur sel à un spectacle finement réglé.

Après le délire anthropophage de Cachafaz, sur la pièce éponyme de Copi, Oscar Strasnoy se révèle ici sous un autre visage, mais avec un sens du théâtre non moins affirmé !

Alain Cochard

Oscar Strasnoy/Christine Dormoy : Slutchaï – Bordeaux, Grand-Théâtre, 29 novembre 2012.

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Photo : F. Demesure
 

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