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Sibelius, enfin !

Les Parisiens auront longtemps attendu leur intégrale des Symphonies de Sibelius, mais malgré cet interminable purgatoire pouvaient-ils y espérer un team aussi prestigieux que Los Angeles et Salonen ? Le temps fait décidément bien les choses. D’autant que leur vision offre un Sibelius débarrassé de toute une certaine tradition romantique qui en faisait dans l’imaginaire paresseux d’une bonne partie des mélomanes français un vague émule de Tchaïkovski, un épigone provincial de l’Europe des nations.

Dès la Première Symphonie, Salonen a conscience qu’il dirige un manifeste, et il est vrai que Sibelius en 1899 tourne résolument la page du XIXe siècle. Les hardiesses de la forme, l’apparition quasi militante de la narration musicale – Mahler faisait de même il est vrai – les nombreuses audaces, à commencer par ce solo de clarinette (28 mesures) qui ouvre l’œuvre – sont tout entières tournées vers l’avenir. Surtout, d’emblée, Sibelius parle une langue qui n’est qu’à lui seul, et dont la redoutable syntaxe est déjà presque un système. Mais l’on doit se souvenir que Sibelius avait été peut-être encore plus loin dix ans auparavant, avec Kullervo, auquel les interventions chorales et vocales déniaient l’appellation de symphonie (alors que Sibelius la réclamait expressément). Et l’on regrette que Salonen, qui reste un interprète majeur de Kullervo, n’ait pas commencé son cycle par cette donne primordiale. Si le raptus incendiaire, les ruptures de ton abruptes, les frottements harmoniques déconcertant hérissaient bien cette Première Symphonie, que Salonen voyait avec l’œil du compositeur, il ne trouvait pas le ton plus simple, très populaire, campagnard presque, de la roborative Troisième, tardant à en gonfler le très long crescendo du finale.

Car Sibelius n’est pas tout d’une pièce. S’il envisage très tôt dans son œuvre la fin du romantisme, une grande part de son langage est formaté par la musique populaire, et Salonen cherche visiblement à s’évader de cette réalité, certain de trouver derrière ce paravent des prospectives d’écriture qui n’y sont pas toujours, où alors n’y jouent pas un rôle fondamental. Ainsi de la difficile Sixième Symphonie, au lyrisme ambigu, aux ponctuations délicates, dont le discours discontinu, les transparences mélancoliques, le pastoralisme réflexif conduisent mine de rien au plus profond de la poétique du compositeur. En en réduisant le champ de couleurs, en en refermant l’imaginaire sonore, Salonen aura probablement voulu souligner ses structures hardies, mais une part de l’œuvre manquait vraiment.

Evidemment, la Cinquième, abrasive, parfois cravachée avec une violence péremptoire (formidable accelerando dans la coda du premier mouvement, monté d’un coup, mais est-ce vraiment écrit comme cela ?), ouvrait les portes du grand Sibelius moderne – Salonen soulignait à loisir cette vision en prenant très large le finale, entraînant son public loin de la terre – ; et pourtant, c’est un paradoxe singulier, car la Cinquième, du moins dans sa version révisée, l’originale va beaucoup plus loin, est une régression si l’on songe au point de non retour produit par la Quatrième Symphonie. On touche là une des limites de l’entreprise : pourquoi ne pas avoir donné les Symphonies dans l’ordre chronologique, qui aurait éclairé naturellement l’itinéraire singulier qui les anime ?

Salonen a pourtant été encore plus loin dans ses relectures drastiques avec La Fille de Pohjola, dont les atmosphères dramatiques, les incroyables musiques de nature, toujours aussi saisissantes, étaient portées sous sa baguette par un sens de la narration dévastateur. Sept Mélodies confiées au ténor diseur de Ben Heppner, peu gâté par l’acoustique de Pleyel, du moins entendu du premier balcon, ouvraient une perspective différente, en fait comme un chemin à rebours des symphonies, tout comme la Mort de Mélisande, donnée en bis lors du deuxième concert. Mais pour finir, avouons que Los Angeles est simplement un instrument faramineux, dont les rapports internes n’ont rien à voir avec ceux entretenus dans la plupart des phalanges américaines : ces flûtes en bois de bouleau, ces cuivres en granite, ces cordes tendues comme la surface de l’eau, cette propension à suggérer la réalité de l’élément naturel mais aussi son mystère donnent raison à Sibelius. On attend les deux derniers concerts avec impatience.

Jean-Charles Hoffelé

Cycle Sibelius, Orchestre Philharmonique de Los Angeles, Esa-Pekka Salonen, les 4 et 5 novembre. Prochains concerts les 6 et 8 novembre 2007

Programme détaillé de la Salle Pleyel

Photo : DR
 

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