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Semiramide de Rossini selon Pierre-Emmanuel Rousseau à l’Opéra de Rouen – Raison et sentiments et vampires – Compte rendu

En 1748, en plein rationalisme triomphant, Voltaire sous influence shakespearienne introduisait un spectre dans sa Sémiramis et faisait descendre ses personnages dans un ténébreux tombeau, en écho à leurs obscurs affects. En 2009, Jane Austen, héritière des Lumières, était mise à la sauce postmoderne dans Orgueil et préjugés et zombies : dès la première scène de bal, les sœurs Bennett dégainaient leur katana afin de pourfendre les mangeurs de cervelle … En 2025, pour mettre en scène la Semiramide (1823) de Rossini, Pierre-Emmanuel Rousseau ne se contente pas de montrer la reine offrir à Baal des sacrifices humains et boire dans une coupe le sang des victimes, il l’imagine animée d’une soif d’hémoglobine qu’elle satisfait en plantant ses crocs dans la carotide de ses proches.

Inceste et meurtre dans un palais de marbre noir
Et elle n’est pas la seule… L’opération a lieu, heureusement, sans rien changer au livret et non sans habileté, le vampirisme se glissant dans les interstices de l’action, avec pour effet de rendre aussi glaçante qu’elle l’était pour les spectateurs du XVIIIesiècle cette sombre histoire d’inceste et de meurtre qu’il situe de nos jours. Sémiramis est une executive woman arborant tailleur à épaulettes, Assur un mafieux abusant des rangs de coke (le pauvre homme, au dernier degré de l’addiction, ne peut apparaître sans se mettre à sniffer compulsivement), mais l’action se déroule dans un cadre somptueux, palais de marbre noir aux parois assez mobile pour respecter les différents lieux de l’intrigue – le fait mérite qu’on le souligne, bien des productions d’opéra optant désormais pour un décor unique, en raison de contraintes budgétaires mais au mépris de toute logique. L’ombre de Ninus est « incarnée » par un danseur presque nu, et sa voix qui tombe des cintres a été enregistrée par l’interprète d’Oroe, tandis qu’une danseuse, peu vêtue elle aussi, est la victime dont le sacrifice interrompu au premier acte n’en finira pas moins par avoir bien lieu.

Divorce consommé
Les dernières représentations françaises de l’ultime opéra italien de Rossini remontaient à 2017-18, avec la coproduction partagée entre Nancy et Saint-Etienne : on avait pu y découvrir, dans les rôles principaux, deux des artistes présents à Rouen, l’Arsace à l’Opéra de Lorraine, et la Sémiramis dans la préfecture de la Loire. En près de dix ans, les voix ont le temps d’évoluer, et le passage des années ne semble pas avoir été favorable à Franco Fagioli : si le contre-ténor persiste à penser que Rossini aurait volontiers confié Arsace à un castrat, sa prestation révèle que le divorce entre ses deux voix est maintenant consommé, et l’on en est réduit à admirer la virtuosité avec laquelle il passe de l’une à l’autre au sein d’une même phrase, voire d’un même mot. Sans avoir rien perdu de sa virtuosité, la partie aiguë de son timbre semble privée de consistance, et le recours à sa voix de baryton pour les graves se traduit par des notes appuyées, des voyelles très ouvertes qui font du héros un méchant de mélodrame

Adéquation vocale et crédibilité théâtrale
Pour Karine Deshayes, en revanche, cette dernière décennie a été marquée par la confirmation de son adéquation avec les grands rôles dramatiques de Meyerbeer notamment : elle est une éblouissante Sémiramis sur le plan vocal, et Pierre-Emmanuel Rousseau l’aide à être tout à fait crédible et poignante sur le plan théâtral. Giorgi Manoshvili est un admirable Assur, au timbre riche et noir qui évite de faire du personnage un vieux barbon ; il combine une agilité sans faille à une solide présence scénique, et l’on ne s’étonne pas qu’il s’oriente vers les rôles verdiens où il devrait faire merveille. Bien que prodigue en suraigu, Alasdair Kent a peut-être encore la voix un peu légère pour Idreno, mais le créateur du rôle en 1823 s’appelait John Sinclair, et il devait bien être d’école anglaise lui aussi. En Azéma, Natalie Pérez n’a vraiment pas grand-chose à chanter à part dans les ensembles, mais elle réussit admirablement à faire exister son personnage de vampire qui s’ennuie avant de trouver des proies. En Oroe, Grigory Shkarupa manifeste un volume sonore impressionnant, presque écrasant dans certains ensembles où l’on pourrait l’entendre un peu moins.
Le chœur accentus rend justice aux différentes scènes de foule où il est convoqué, et l’Orchestre de l’Opéra Normandie Rouen nous rappelle qu’il n’y a qu’un pas de Semiramide à Guillaume Tell, même si l’on aurait aimé ici et là que Valentina Peleggi adopte des tempos un peu plus nerveux.

Rossini : Semiramide - Rouen, Opéra, 10 juin ; prochaines représentations les 12 & 14 juin 2025 // www.operaorchestrenormandierouen.fr/programmation/semiramis/
Photo © Caroline Doutre
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