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Rencontre avec... un compositeur contemporain - Jacques Lenot - Artisan du poudroiement sonore

« Jacques, je vous fais confiance, c'est un travail de bénédictin ». C'est à peu près en ces termes que Frank Madlener, le directeur de l'Ircam, a accueilli le projet que lui formulait Jacques Lenot pour sa prochaine création, en juin prochain. Le compositeur ne refuse pas, bien au contraire, le qualificatif d'ascète, surtout pas pour la composition de cette œuvre « mixte » (instrumentale et électronique) pour laquelle il s'attache à constituer un véritable orchestre virtuel de quatre-vingt-seize parties, chaque son étant détourné, transformé un par un. « On travaille comme si on écrivait la Bible » , sourit Jacques Lenot, évoquant les séances à l'Ircam en compagnie de Serge Lemouton, « réalisateur en informatique musicale », et d'une stagiaire.

C'est la deuxième fois que Jacques Lenot travaille dans les studios souterrains de la place Stravinsky et pour la deuxième fois, il y transporte son « artisanat furieux ». Car, à n'en pas douter, il se méfie de la technologie et des facilités qu'elle autorise. Peu de compositeurs de 35 ans auraient refusé, comme il l'a fait en 1980, l'invitation de Pierre Boulez à venir travailler dans cet Ircam flambant neuf. « Je ne me sentais pas capable de travailler à l'Ircam » , dit-il simplement. Il lui aura fallu vingt-neuf ans de plus pour accepter, parce qu'il avait un projet – ce sera Il y a à l'église Saint-Eustache – et qu'il se savait désormais assez fort pour résister aux sirènes des infinies possibilités de la technologie informatique. Cette réaction est à la fois étonnante et salutaire pour un compositeur propulsé dans l'avant-garde à l'âge de vingt ans par Olivier Messiaen au Festival de Royan – mais il déclinera dans la foulée l'invitation du compositeur-ornithologue à s'inscrire dans sa fameuse classe au Conservatoire de Paris.

« Mon origine est purement "conventionnelle" : l'instrumental, le piano, l'écriture à la table. Je n'ai pas la chance d'être né avec le logiciel dans la main. Il me faut quelque chose à construire. Ma pensée ne vient pas d'un son électronique, elle vient instrumentalement » . Cette dimension artisanale est essentielle pour comprendre l’œuvre de ce musicien qui a toujours composé, qui connaissait ses notes avant ses lettres, mais n'a jamais eu le goût de la technicité musicale, ce qu'il appelle la « cuisine » musicale. De sa précocité d'écriture, activité secrète jusqu'à l'âge de vingt ans, il a longtemps gardé quelques rituels, comme celui de tracer lui-même, à l'encre de chine, les portées de ses œuvres. Il aura fallu le passage à l'Ircam pour qu'il troque le papier pour l'écran et les éditeurs de partition, tout en refusant l'usage des aides à la composition, par peur de se laisser influencer dans ses choix.

Si cette « cuisine » le rebute, il ne méprise pas la technique et ceux qui la maîtrisent en artistes et dont il apprécie le secours et la patience : le facteur d'orgue Daniel Birouste chez qui il a passé cinq années, à Plaisance-du-Gers, à regarder fabriquer des tuyaux d'orgue et composer, pour l'orgue et le piano (c'est là qu'a vu le jour l'intégralité des Préludes pour piano), les organistes Jean-Louis Gil, Pierre Boumard et Michel Bourcier qui l'ont aidé à registrer pour l'instrument, ou Serge Lemouton qui à l'Ircam apporte des solutions techniques à ses idées musicales.
Et c'est bien là le cœur de l’œuvre. Tout part d'une idée, d'un « déclic poétique » . Tous ses Préludes, comme chez Debussy, portent un sous-titre. « Je n'écris pas de la musique puis me demande comment ça va s'appeler. L'idée poétique est toujours là avant : un poème [Hölderlin beaucoup] , une phrase glanée dans un bouquin... Les mots, les textes m'envoient dans une atmosphère » . Ce peut être aussi quelques minutes d'une œuvre de Strauss réentendue à l'opéra, un fragment de film ou, pour les trois versions d'Erinnern als Abwesenheit (« Faire du souvenir une absence »), que l'ensemble Multilatérale a enregistré pour le label Intrada, les seascapes, photographies de ciel et de mer d'Hiroshi Sugimoto, mêlées à la lecture de Paul Celan. Ce peut être aussi le bruit de feuillages qui dans un « poudroiement de lumière » , un jour à Berlin, lui révèle tout un monde sonore : « c'est un état qui me fait écrire de la musique » .

Compositeur méticuleux, obsessionnel proustien (au point de s'enfermer six mois durant, sans composer une note, pour lire enfin, à quarante ans, À la recherche du temps perdu), Jacques Lenot attend et obtient de ses musiciens – il les choisit pour cela – la même envie de perfection, qui peut faire d'un concert un incroyable moment de grâce. Le compositeur a ainsi trouvé en Winston Choi, jeune pianiste américain lauréat du Concours d'Orléans en 2002, son interprète idéal (« Je ne sais pas comment il est fait : c'est un fabricant, un joailler » , dit-il), et lui a confié l'enregistrement de toute sa musique pour piano (3 CD Intrada). « Lors de la première répétition pour l'enregistrement de Chiaroscuro pour Intrada, il connaissait déjà l’œuvre par cœur. Le chef d'orchestre Jean Deroyer s'est arrêté de diriger pour l'écouter. À la répétition suivante, les musiciens se sont surpassés. Après coup, ils m'ont confié : "il fallait qu'on soit aussi bien que lui" » .
Musique de la tombée de la nuit souvent – son « obsession de Schumann » – l’œuvre de Jacques Lenot tend toujours un fil entre le clair et l'obscur, entre méditation et jaillissement. C'est une musique issue de la poésie, et qui sait la transmettre.

Jean-Guillaume Lebrun

« Secrètement à la nuit... », une soirée autour de Jacques Lenot avec l'Ensemble Multilatérale.
Lundi 8 octobre à 20h
Théâtre Adyar
4, square Rapp, Paris 7e.

À écouter : Chiaroscuro, Erinnern als Abwesenheit par l'Ensemble Multilatérale (CD Intrada) et l'Intégrale de l’œuvre pour piano par Winston Choi (3 CD Intrada)

À lire : Utopies & allégories. Entretiens avec Frank Langlois, éditions MF, 2007.

Site internet de Jacques Lenot : http://www.jacqueslenot.net

Photo : DR
 

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