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Portrait baroque - Alessandro Scarlatti, l’oublié de 2010

Comparée aux Commémorations Chopin et Schumann, la célébration du 350ème anniversaire de la naissance d’Alessandro Scarlatti (1660-1725), cette année, relevait presque du confidentiel. Un paradoxe pour le Sicilien qui, surtout actif à Rome et à Naples, fut un maître parmi les maîtres (tout comme son fils Domenico, le magicien du clavecin) et l’un des premiers à inverser les priorités de l’opéra primitif (le fameux principe prima le parole, dopo la musica), créant ainsi un nouvel ordre des choses à la scène.

En fait, ce nouvel opéra – celui du style seria et des symétries de l’aria da capo – fut surtout le fruit d’un travail collectif où un précurseur comme le Romain Stradella est à distinguer. Dans ces conditions, vouloir faire de l’aîné des Scarlatti le seul père d’un opéra spécifiquement napolitain relève d’une vision passablement arbitraire, car à l’influence de Stradella, évidente dans ses premières œuvres encore tributaires du style contrapuntique, s’ajoutent de nombreuses affinités avec l’école vénitienne qui, chronologiquement, a précédé le règne des musiciens parthénopéens.

Cela étant, il est certain qu’Alessandro systématise dans ses opéras et oratorios des formules spécifiques qui deviendront vite indissociables du style lyrique dit « napolitain ». Ainsi schématise-t-il l’ouverture tripartite extrêmement brève à l’Italienne, pour la différencier de la Française, outre le recours au recitativo secco riche d’une belle palette expressive et à une guirlande d’arias da capo qui servira de plus en plus de faire-valoir à la virtuosité belcantiste des chanteurs.

Auréolé de ce rôle de chef de file, notre compositeur s’impose à Rome à dix-neuf ans avec le succès retentissant de son premier opéra Gli equivoci nel sembiante en 1679. Conforté par la protection de la reine Christine de Suède, dont il est devenu le maître de chapelle, il est accueilli par les plus grandes familles de la noblesse romaine (en particulier, les Colonna et les Ottoboni).

Dès ce moment, les œuvres qui comptent sont là, dont l’opéra Il Pompeo et, à l’église, la Passion selon Saint-Jean (vers 1680), saisissante dramaturgie dans le sillage de Carissimi. Debussy qui raffolait de cette Passion, écrira à son propos « c’est un petit chef-d’œuvre de grâce primitive, où la façon d’écrire les chœurs a la couleur d’or pâle qu’on voit aux fresques du temps. C’est beaucoup moins fatigant à entendre que L’Or du Rhin et l’émotion qui s’en dégage est doucement réconfortante ». Aussi bien, la notoriété lui est assurée, avec un poste de maître de chapelle à la cour de Naples (1684) : une charge qu’il conservera plus de 20 ans, ponctuée d’une riche production opératique qu’il exportera jusqu’en Allemagne (Pirro e Demetrio à Brunswick, en 1694) et qui fait que les plus grands – même Haendel – lui sont tous redevable de quelque trouvaille…

Et cependant, suite à divers différends artistiques et matériels avec ses employeurs, Scarlatti va se tourner vers d’autres horizons, séjournant à nouveau à Rome où le soutien du cardinal Ottoboni lui est acquis (c’est l’époque où il compose de nombreuses cantates aux lieu et place de l’opéra, jugé trop profane dans les milieux ecclésiastiques de la Ville éternelle). Mais faute d’une nouvelle situation stable, il se résout à retourner à la cour de Naples tout à la fin de 1708, non sans avoir fait l’événement l’année précédente à Venise avec son opulent Mitridate Eupatore, sommet de l’opéra baroque soutenu par un orchestre et des chœurs généreux (alors qu’ils étaient réduits à peu de chose dans les opéras napolitains). Admiré dans toute l’Europe, il se partagera, de 1717à sa mort en 1725, entre Naples, sa seconde patrie, et Rome où ses partisans restent très agissants et où il mènera au triomphe La Griselda (1721), son ultime chef-d’œuvre à la scène, avant de se consacrer au répertoire instrumental dans ses dernières années (un recueil de quatuors pour instruments solistes qui pourraient bien établir un lien entre l’ancienne sonate à trois et le futur quatuor à cordes). Aussi bien avait-il également composé en 1715 des Sinfonie di Concerto grosso qui donnent un autre aspect de son savoir-faire instrumental, la tradition du concerto corellien s’y mêlant à des traits d’écriture qui annoncent le style concertant à venir dans une alternance de mouvements vifs et lents dont le charme mélodique et rythmique servira de modèle à toute l’école napolitaine. Et il y a aussi quelques séduisants concertos pour flûte, conçus en hommage au flûtiste allemand Johann Joachim Quantz qui lui rendit visite en 1724, et l’édition posthume des 6 concertos « in seven parts, for two violins and violoncello obligato, with two violins more a tenor and thorough bass », soit six concertos grossos pour instruments à cordes sur le modèle italien qui ne seront imprimés, à titre posthume, que vers 1740, à Londres.

Reste le problème d’un large réveil de son œuvre, et plus particulièrement, de ses opéras au théâtre. Un réveil qui tarde à venir, surtout comparé à la résurrection éclatante que connaît la production pour clavecin de Domenico, mais que pourtant bien des signes laissent pressentir à travers plusieurs initiatives prometteuses des festivals de l’été et de l’automne écoulés. Et ici, l’on s’arrêtera aux concerts du Parlement de Musique exhumant en Alsace, début octobre, plusieurs pages vocales et instrumentales du père et du fils sous la direction fervente de Martin Gester ou du Concerto Soave le bien-nommé, où brillait le soprano ailé de Maria-Cristina Kiehr (la radieuse cantate Bella Madre dei Fiori), bien guidée par le clavecin si musical de Jean-Marc Aymes (Festival de la Chabotterie, 27 juillet). Sans oublier Musiques en Catalogne romane, avec une mise en regard des Stabat Mater de Pergolèse et du Palermitain (cathédrale d’Elne, 10 septembre), ni de stimulantes parutions discographiques, telles ces Vêpres de la Vierge toujours d’Alessandro, revisitées par le Nederlands Kamerkoor sous l’autorité de Harry Van der Kamp, autre chef de file de l’interprétation baroquisante (Atma).

Roger Tellart

En guise d’épitaphe : « ci-gît le chevalier Alessandro Scarlatti, homme qui se distingua par sa modération, sa bienfaisance et sa piété, le plus grand novateur de la musique qui, après avoir adouci les solides mesures des Anciens avec une nouvelle et merveilleuse délicatesse, enleva à l’Antiquité sa gloire et à la postérité tout espoir de l’imiter. »
(hommage du cardinal Ottoboni sur la tombe du compositeur)

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