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Peter Grimes au Teatro Costanzi (Rome) – Warner-Clayton-Mariotti : tiercé gagnant – Compte-rendu
Monté précédemment à Madrid, Londres et Paris (1), ce Peter Grimes faisait escale à Rome le mois dernier. Rares sont les productions où une partie des interprètes, et en l’occurrence le rôle principal, restent les mêmes au fil des reprises. Mis en scène par la talentueuse Deborah Warner, ce spectacle n’aurait sans doute pas été le même s’il n’avait pas été défendu par le ténor Allan Clayton (photo) dont les performances n’ont cessé de s’enrichir depuis 2021. Est-ce à cause de ce physique hors norme, de ce timbre de voix singulier et de cette personnalité radicalement différente que cet artiste à part, a pu s’approcher de si près de ce personnage secret, incompris et rejeté par les siens ? Sans doute à cause de tout cela, et parce que ce comédien-chanteur a trouvé en Deborah Warner celle qui lui donnerait les moyens de s’identifier de manière durable à cette figure au point de la faire sienne. Ces deux-là se sont compris et nous offrent une vision de l’œuvre résolument âpre et sombre mais constamment bouleversante par la permanence de son propos et de son incroyable actualité.
Alors que le drame se situe au bord de la mer, Warner fait le choix de ne jamais la montrer, n’évoquant sa présence que par une jetée, des filets, une barque et quelques rudes pêcheurs. Cet espace clos à l’horizon bouché par un grand mur noir à la Soulages pourrait être oppressant, mais pourtant tout est là, la grève, les flots, le calme après la tempête… Et avec quelle force !
La figure de Grimes, ce paria impropre à la vie en communauté, incapable de s’intégrer et que tout condamne à la douleur et à l’exil, est merveilleusement traduite par une mise en scène qui n’esquive ni la rugosité des sentiments, ni la brutalité des rapports entre humains d’une même condition, ni la difficulté de vivre en marge de la société. Warner profite du talent et des capacités de son interprète principal pour jouer avec ce corps imposant, effrayant quand il surgit, saute, roule sur lui-même, ou s’imagine planer en apesanteur. Tout ce que fait ressentir Allan Clayton, comme autrefois Jon Vickers, la référence absolue dans ce rôle, est saisissant de vérité et l’on accompagne sa descente aux enfers la gorge serrée, sachant que rien ne pourra changer le destin qui s’acharne sur cet homme accusé de meurtre et banni… Sa façon de se confesser dans la taverne où tout le monde se réfugie un soir d’orage, prostré, face cachée contre la porte d’entrée et plus loin de s’adresser au ciel en nommant chaque constellation, constituent des sommets de théâtre où son chant outrancier, sauvage, emporté ou allégé à l’extrême occupe tout l’espace et résonne longtemps après qu’il a disparu.
Pour sa première incursion dans le monde de Britten, Michele Mariotti réussit un magnifique exploit. Le chef a saisi d’emblée la puissance du discours musical, cherchant derrière cette écriture complexe où l’on retrouve tout ensemble l’ombre de Bach, le tranchant de Janáček et les fulgurances de Bartók, à exprimer toutes les douleurs, toutes les émotions que vivent ces personnages coupés du monde et dont les actes, comme les pensées, se fracassent telle la vague sur les rochers avec une intensité décuplée. Les interludes surprennent par leur violence, les ensembles sont réglés au cordeau et les scènes clés se renouvèlent sans cesse par la force et la rectitude obtenues d’un orchestre et d’un chœur (préparé par Ciro Visco) éblouissants.
Sophie Bevan (Ellen Orford) atteint le haut du registre non sans certaines duretés, notamment dans l’air des « Broderies », mais la soprano, d’une dignité parfaite, est très émouvante dans sa manière de défendre envers et contre tout ce Peter Grimes qui lui échappe et qu’elle finira par perdre. Comme à Madrid et à Paris nous retrouvons avec bonheur Simon Keenlyside dans le rôle de Balsrode qu’il imprègne de sollicitude et de compassion et chante avec une indispensable justesse, à l’image du Swallow toujours très en verve de Clive Bayley, de Catherine Wyn-Rogers, Auntie incarnée avec une grande fermeté et Ned Keen auquel Jacques Imbrailo apporte toute sa générosité. Jennifer France et Natalia Labourdette sont deux Nièces provocantes, Clare Presland étant peut-être la moins convaincante des trois Mrs Sedley entendues depuis Madrid.
François Lesueur
> Voir les prochains concerts "Britten" <
(1) www.concertclassic.com/article/peter-grimes-selon-deborah-warner-lopera-de-paris-salauds-de-pauvres-compte-rendu
Britten : Peter Grimes – Rome, Teatro Costanzi, 19 octobre 2024 // www.operaroma.it/en/shows/peter-grimes/
Photo © Fabrizio Sansoni-Teatro dell’Opera di Roma
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