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Paris - Compte-rendu : Un chef-d’œuvre discret retrouvé par le Châtelet : Padmâvatî


Opéra-ballet ? Pourquoi pas ballet tout court ? C’est l’ambiguïté première, la particularité bienheureuse de Padmâvatî : on y danse quasiment toujours, Roussel y rappelle qu’il est le compositeur du Marchand de sable, du Festin de l’Araignée, de Bacchus et Ariane, d’Aeneas, au point que le chant paraît dans ce drame indien exogène. On se laisse sans cesse surprendre par ce paradoxe délicat qui n’est pas une faiblesse, mais bien une volonté.

Roussel se démarquait ainsi de la grande tradition des opéras ballets de Rameau que d’Indy revisitait alors même que les notes de Padmâvatî séchaient sur les portées. Plutôt que de couler son opéra dans la danse - chez Rameau l’un comme l’autre se donnent la main au point de se confondre – il écrit deux ouvrages concomitamment. Les ressources dramatiques du procédé garantissent une tension permanente : Padmâvatî n’a pas de temps morts, et pas seulement à cause de sa brièveté, typique d’un art qui fuit le développement et cherche l’ellipse. C’est de la nature même de son caractère composite que l’ouvrage tire son énergie.

Sur tout cela l’orchestre de Roussel, souvent sombre, met des atmosphères incroyables qui foudroyèrent les contemporains : Dukas, pourtant maître ès orchestration, soulignait les accords au fer rouge qui débarrassaient l’ouvrage de tout faux exotisme pour parler une langue moderne. Car l’Inde de Padmâvatî n’est pas fantasmée : Roussel avait dans l’œil le palais ruiné de la reine Padmani à Tchtitor, visité lors de son voyage de noces, et c’est pour cela que son orchestre sonne avec une telle vérité : il incarne autant qu’il évoque.

L’Inde un peu Bollywood (oui mais pas trop) de Sanjay Leela Bhansali donne le chatoiement, les couleurs saturées, l’imaginaire visuel que Roussel néglige parfois ; l’équilibre se crée ainsi entre une partition enténébrée et le fantasme qu’elle déclenche chez les spectateurs. La production originale de Rouché obéissait aux mêmes principes si l’on en croit le carton d’invitation à la générale reproduit dans le programme. Et puis sérieusement qui voudrait voir Padmâvatî en costume de ville, Alaouddin avec un ordinateur ou Ratan Sen en dépressif chronique ?

Le joli spectacle du Châtelet rend justice à cette partition majeure du théâtre lyrique français, et devrait permettre à l’ouvrage de retrouver plus souvent des scènes où se montrer. Lawrence Foster, attentif aux atmosphères que Roussel avait déjà suscitées dans ses Evocations, fait chatoyer un Philharmonique en grande forme, mais il sait surtout produire l’inexorable tension qui hante tout le second acte, aussi bien que le faisait Jean Martinon ou Georges Tzipine. Le Châtelet avait annoncé Marie Nicole Lemieux, qu’à vrai dire on n’imaginait pas du tout en Padmâvatî, mais Sylvie Brunet l’a remplacée avec bonheur : elle possède exactement l’instrument du rôle, pas seulement un contralto, mais bien un falcon, avec son ambitus immense et la projection nécessaire pour surplomber le grand orchestre que Roussel écrit cependant subtil dès que les chanteurs prennent la parole.

Parole, c’est là l’autre grand secret de Sylvie Brunet : chaque mot porte jusqu’au bout du théâtre, avec une éloquence tragique venu d’un autre temps et sans l’histrionisme qu’y mettait parfois une Rita Gorr. Avec cela, elle possède dans son visage, dans sa silhouette, quelque chose d’indien qui en fait la plus naturelle des Rani et son sens dramatique implose dans le meurtre de Ratan Sen. On n’a rien d’autre à reprocher à Alain Fondary que son âge : il faut pour Alaouddin un baryton sombre mais surtout jeune, un conquérant, qui puisse être en tout le rival de Ratan Sen, campé par le ténor éclatant de Finnur Bjarnason.

Etat de grâce pour Yann Beuron qui fait du Brahmane le personnage dangereux qu’il doit être dès sa première note, et délivre une vraie leçon de style. Que ne nous chante-t-il Werther ou Des Grieux ? Il est grand temps. Les quelques mots de Badal sont magnifiés par le ténor autoritaire et si haut de François Piolino, Blandine Folio Peres habite la partie vocale assez difficile – c’est là seulement que Roussel emploie un matériau mélodique indien – de Nakamti.

Les chœurs glorieux sont exemplaires de discipline et d’implication, et un conseil : achetez le programme, magnifique, très documentés (avec notamment deux grands articles de Damien Top, l’un sur tout Roussel et l’autre sur Louis Laloy, personnage nodal de l’histoire de la musique française de la première moitié du XX siècle) : un modèle du genre, dont l’Opéra de Paris ferait bien de s’inspirer.

Jean-Charles Hoffelé

Albert Roussel, Padmâvatî, Théâtre du Châtelet, le 20 mars, puis les 22 et 24 mars 2008

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Programme détaillé du Théâtre du Châtelet

Photo : DR

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