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Orphée et Eurydice (version Berlioz) au festival Pulsations (Bordeaux) 2023 – L’expérience Gluck – Compte-rendu

 
 

 
Fuir l’orage dantesque s’abattant sur Bordeaux, frapper à la porte d’un entrepôt perdu dans une friche industrielle, y découvrir les noces d’un couple qui nous a convié à son vin d’honneur ; rarement un opéra de Gluck aura été proposé dans de telles circonstances. C’est en effet dans une ambiance de free party qu’Orphée épousait Eurydice dans la Halle 47 de Floirac, à quelques encâblures du CAPC.
 
Le public se tient debout, verre de bordeaux blanc en main (il ne s’agira que de limonade…) et s’étonne de l’enthousiasme de certains convives dont on comprendra qu’il s’agit des choristes de l’ensemble Pygmalion. Cette ambiance de happening est le premier charme du spectacle signé par le talentueux metteur en scène Eddy Garaudel. Les fiancés se lancent des brindisi et intercalent des extraits de La Clemenza di Tito et d’Alceste au sein du lieto fine d’Orphée. Une wedding-planneuse déchaînée (Clara Prieur) convie aux photos de famille, manière habile de canaliser le public entre invités d’Orphée (tarif 1 : 50 euros), invités d’Eurydice (tarif 2 : 30 euros) et commensaux de dernière minute (tarif 3 : 25 euros).
 

© piergab
 
Pourquoi inverser ainsi le propos ? Raphael Pichon le revendiquera à l’issue de cette expérience lyrique. « C’était étrange de débuter par cette longue scène funèbre célébrant une mariée que l’on ne connaît pas. Alors nous avons voulu commencer par les noces. » Plonger chacun dans le bonheur avant de le noyer dans la tragédie s’avèrera une judicieuse approche pour ce parangon de l’opéra du deuil.
 
En ce 17 juin, peut-être pour avoir trop titillé les Parques, l’orage ne cesse de déchaîner sa violence. La pluie tambourine sur les verrières de l’immense hangar. Une obscure clarté engloutit le public. Dirigé par le personnel technique qui fait office d’opérateur et de figurant, on se laisse guider dans ce qui fut l’usine des carrosseries Ford. Pygmalion s’est installé et joue des musiques de fête XVIIIe siècle, rappelant que l’opéra fut d’abord une toile de fond pour papotages qui cessaient lorsqu’on trouvait la musique à son goût.
 
Elle le sera au-delà de toute attente. Raphaël Pichon a choisi la version Berlioz 1859, refondue pour Pauline Viardot. L’orchestre, fort d’une trentaine de musiciens, sonne comme cent. On sait le goût de l’auteur de la Fantastique pour les instruments musclés. On sera servi à grand renfort de grosse caisse, cistres, trombones, trompettes et clarinettes. Mais Raphael Pichon sait aussi caresser le marbre de Gluck, jouer de ses clair-obscur et ourler ses silences, voire les étirer à l’extrême pour davantage de suspens.
 
Eurydice gît à terre, victime semble-t-il d’une tôle de la toiture. Les invités du mariage, encore ivres de joie, découvrent le cadavre de la charismatique Jacquelyn Stucker. Les trente-deux choristes entament alors un thrène dont l’intensité d’interprétation ne retombera jamais.
 
Tableau après tableau, les surprises visuelles vont s’enchaîner. Le velum transparent qui séparait l’orchestre et les protagonistes au cours du premier acte, s’efface. La salle est ponctuée d’allumettes frottées, rendant fuligineuse l’apparition des ombres-choristes aux lèvres blêmes et aux visages inquiétants. Orphée (vêtu par Vanessa Sanino) semble couvert d’une argile qui se desquamerait. Le poète est aiguillonné par Amour dont les yeux emplis de folie convoquent ces ménades qui, dans le mythe ancien, démembreront le poète. Dans le rôle, le soprano léger de Madison Nonoa, inquiète et déroute.
 

© piergab
 
Voici les Champs-Élysées. Le changement de scène s’effectue à vue. Les techniciens et leurs lampes frontales semblent de nouveaux spectres. Ils déplacent les pupitres de l’orchestre qui jouera désormais latéral sans que cela ne pose de problème acoustique aux solistes (l’envoutante flûte de Manuel Granatiero) et au mezzo charnel de Blandine de Sansal (Orphée).
Pour ce tableau final, la Halle 47, désormais dégagée jusqu’à la lointaine porte d’entrée, laisse deviner des dizaines de mètres de ruines, des déchets bitumineux venus d’un chantier voisin et sur lesquels traînassent des fumigènes.
 
Le public retiendra son souffle jusqu’à ce que les portes industrielles se referment sur l’ombre, lointaine et à jamais perdue, d’Eurydice. Suivront alors de longues acclamations, justes remerciements pour ce féerique partage qui a brisé les conventions de l’art lyrique et donné à l’adjectif « immersif » tout son sens. Pas de vidéo, pas de réalité augmentée, pas de gadget éco-vorace, juste la communion, inattendue et intime, avec les artistes dans un espace à l’opposé des conventions sociales du bâtiment - opéra.
 
Avec beaucoup d’idées, et des moyens restreints, cette « expérience Orphée », voulue par l’équipe de Pygmalion pour la deuxième édition de son festival Pulsations, a résolu la fausse contradiction entre opéra élitiste et musique populaire, comme si le poète antique avait tué ce serpent de mer de la politique culturelle.
 
 
Vincent Borel

 

Gluck/Berlioz : Orphée et Eurydice - Bordeaux, Halle 47, 17 juin 2023
https://pulsations-bordeaux.com
Le spectacle sera prochainement disponible sur Arte Concert.
 
Photo © Fred Mortagne

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