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Orfeo de Sartorio à l’Athénée – Effeuillage sentimental – Compte-rendu
D’Antonio Sartorio (1630-1680), on sait qu’il mit en musique le livret de Giulio Cesare in Egitto un demi-siècle avant Haendel. Et comme s’il ne pâtissait pas encore assez de cette concurrence, le compositeur vénitien est aussi l’auteur d’un Orfeo, auquel celui de Monteverdi fait forcément de l’ombre. Pourtant, on pourrait difficilement imaginer deux versions du mythe plus différentes. Séparées par soixante-cinq années, elles reposent sur deux livrets radicalement opposés, la pastorale métaphysique représentée en 1607 à Mantoue n’ayant à peu près rien en commun avec le joyeux méli-mélo d’intrigues amoureuses imaginé par le librettiste Aurelio Aureli ; avec sa nourrice décrépite mais avide de plaisirs, avec ses amants inconstants, malheureux ou cyniques, l’Orfeo de Sartorio se déroule dans un univers plus proche de celui du Couronnement de Poppée, lui aussi destiné à Venise.
Orphée ne manifeste son talent de chanteur et de musicien que vers la fin de l’opéra, lorsqu’il part rechercher Eurydice ; jusque-là, il n’est guère plus qu’un amoureux impulsif et jaloux. Devenu le frère d’Orphée, Aristée délaisse sa fiancée thébaine Autonoé, qui se déguise en bohémienne pour venir lui rappeler sa promesse. Achille et Hercule sont aussi de la partie, et ces deux benêts s’éprennent tous deux d’Autonoé, tandis que la nourrice Erinda jette son dévolu sur le berger Orillo, au milieu des discours moralisateurs d’Esculape ou du centaure Chiron. Bref, un large éventail d’affects que Sartorio exploite avec bonheur, tant dans le registre de la plainte déchirante que dans celui des airs guillerets exprimant la soif de plaisir.
Pour cette production créée à l'Opéra de Montpellier en juin dernier, désormais reprise par l’Arcal avec de jeunes chanteurs et donc promise à beaucoup voyager (dix dates pour cinq lieux cette saison), Benjamin Lazar a conçu un spectacle aisément transportable, dont le décor se réduit à quelques praticables entourant une plate-forme-tournette, non sans ménager des espaces variés où les uns et les autres peuvent se cacher ou se contempler dans des miroirs pivotants. Les décors, eux, couvrent un spectre allant de l’antiquité à nos jours, et les protagonistes se dépouillent peu à peu de leurs épaisseurs successives, comme pour souligner que leur cœur se met progressivement à nu, la disparition des capes, manteaux, etc. s’opérant en parallèle de la mise en évidence de leurs sentiments plus profonds.
Si l’on retrouve Philippe Jaroussky à la tête de la quinzaine d’instrumentistes de son ensemble Artaserse, qui proposent une riche palette de couleurs et de rythmes, restituant avec brio la partition de Sartorio, la distribution vocale est intégralement renouvelée par rapport aux représentations montpelliéraines. La nouvelle équipe semble s’être coulée sans peine dans cette production, à moins que le travail théâtral réalisé avec Benjamin Lazar ait permis aux uns et aux autres de s’approprier les rôles de manière plus personnalisée. Ainsi, qui croirait que le personnage d’Erinda, vamp nymphomane sur le retour, n’a pas été élaboré sur mesure pour Clément Debieuvre, qui y remporte un légitime succès ? Qui croirait que cet Orphée ombrageux n’a pas été taillé pour Lorrie Garcia, superbe timbre de mezzo-soprano à la densité envoûtante ? Qui croirait que cet Esculape ironique et désinvolte n’a pas été imaginé expressément pour Alexandre Baldo, à l’aisance scénique et vocale souveraine ?
Chaque voix se distingue nettement des autres, du soprano cristallin de Michèle Bréant (Eurydice) au soprano plus central d’Anara Khassenova, émouvante Autonoé. Mezzo comme son frère Orphée, l’Aristée d’Eléonore Gagey possède un timbre plus clair mais tout aussi charnu. Parmi les contre-ténors, Fernando Escalona – applaudi sur cette même scène dans le Couronnement de Poppée proposé par l’Académie de l’Opéra de Paris – est un sensible Achille, tandis que Guillaume Ribler offre un réjouissant portrait d’Orillo, berger ici métamorphosé en punk. Matthieu Heim prête à Chiron une belle voix grave et se plie sans difficulté apparente au jeu de scène qui transforme le centaure en vétéran à béquilles et à pattes arrière de cheval, le ténor Abel Zamora héritant du rôle un peu moins favorisé d’Hercule. Muets, mais éloquents, trois danseurs incarnent les animaux qu’enchante Orphée lorsqu’il prend enfin sa lyre, contribuant aussi à la totale réussite de ce spectacle.
Laurent Bury
Antonio Sartorio : Orfeo. Paris, Athénée Théâtre Louis-Jouvet, 8 décembre ; prochaines représentations les 9, 12, 13, 15 & 16 décembre 2023, puis le 2 mars 2024 à Juvisy-sur-Orge //
www.athenee-theatre.com/saison/spectacle/orfeo.htm
www.lesbordsdescenes.fr/saison/saison-23-24/orfeo/
Photo © S. Gosselin
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