Journal

"Œil pour œil" par les Ballets de Monte-Carlo – Noires incursions – Compte-rendu

 
Ce sont quatre compères, qu’unit une complicité dans l’inventivité esthétique et la quête d’émotions de tous ordres. Ils sont comme les quatre éléments du récit imagé, idée, œil,  lumière et mouvement : l’écrivain Jean-Marie Laclavetine, dit La Plume (pour la circonstance), le scénographe polyvalent, Jérôme Kaplan, dit L’Envers du décor, le plasticien vidéaste Dominique Drillot, dit La Lanterne, et le Chorégraphe, Jean-Christophe Maillot, l’homme du geste, chargé de mixer ce magma d’inspirations, d’obsessions, de visions, en une fresque  dansante, soûlante d’énergie. En fait, il est le chef d’attaque de ce quatuor insolite, le soudant, l’impulsant vers un ailleurs toujours inusité.
 

© Alice Blangero 
 
Le résultat, cette fois est un drôle d’OVNI chorégraphié, qui prend des airs de polar, angoissant, étouffant et même franchement sinistre, Œil pour Œil, pour changer des contes de fées souvent  relayés par les ballets, et notamment ceux de Maillot, qui les traite heureusement avec le mors aux dents en guise de baguette magique. L’idée en avait déjà été utilisée avec ses Bêtes Noires pour le Ballet de Monte Carlo, en 1993, la voici portée  à son climax, retravaillée avec des moyens amplifiés, une maturation évidente des talents de chacun, dont le temps qui passe ne fait que décupler les folies inventives, et servie par des danseurs qui, de très bons, sont devenus absolument hors normes.
 
Le tout au service d’une fable complexe sur le plan de l’action, et finalement émouvante sur celui de la psychologie, tandis que tout baigne dans la noirceur machiavélique d’un moderne Mandarin merveilleux, partition que Maillot avait d’ailleurs déjà chorégraphiée pour la compagnie en 1987 et qu’il ne peut reprendre, en raison des exigences des héritiers Bartok. Là, le récit se déroule sur des pièces d’Elliott Sharp, Alfred Schnittke, Keith Jarrett et Arvö Part, ce qui n’est pas mal non plus, mais n’incite pas à la plus folle gaieté ! Noir, c’est noir, et on a souvent noté cette composante dans l’œuvre de Maillot, chorégraphe complexe, tourmenté, aussi trouble que pétillant, mais capable de gérer ses composantes contrastées grâce à son respect du public, auquel il livre autre chose que ses fantasmes, pour répondre au concept de spectacle, et sans doute aussi parce que l’homme a trouvé l’équilibre, ce qui l’aide à gérer ses angoisses de créateur.

© Alice Blangero 
 
Voilà donc une sale histoire de bas-fonds, de gangs, de drogue, de meurtre, avec au cœur un couple d’amoureux dont l’harmonie sera détruite par le mal qui grouille autour d’eux. D’affreuses figures les entourent et les torturent : une Maléfique ici devenue Pieuvre, aux fabuleuses pointes et jambes lancées de Marianna Barabas,  servie par un poisson-chat luisant, visqueux et ondulant à souhait, Jaeyong An. Pour les deux mecs qui se battent pour l’amour de la jolie Iris, l’héroïne, on a été sidéré, pour le rôle de Loup, par le magnifique Francesco Resch, en punk hérissé d’attributs de haine, danseur phénoménal aux bonds et à la présence surpuissants, face à un Adam aux allures de Roméo, platiné comme une rock-star, le beau et émouvant Francesco Mariottini. Et séduits par une gamine fraîchement issue de l’Ecole, autour de laquelle tout se joue, l’exquise Ashley Kraushaus, juste entrée dans la compagnie, qui incarne Iris avec une intensité rare, outre une grâce juvénile qui donne sa vérité à ce rôle pivot.
 

© Alice Blangero 

Autour de leurs pirouettes, de leurs bonds désordonnés, dans un climat d’une extrême violence, et d’une sexualité affirmée, sur fond de murailles aux airs de tracés de Bernard Buffet, mais avec plus de chair moisie, gambadent des bandes malsaines de chiens et de chimères, aux incroyables costumes poilus et emplumés, qui projettent le mal comme une nappe de fioul glissant sur la mer – on se souvient  de l’horrible avancée du Dieu-cerf métamorphosé en monstre destructeur dans Princesse Mononoké de Miyazaki. Les portés sont étourdissants, les feintes et les chocs d’une force expressive qui secoue, la mise en place des personnages d’une formidable scénographie, la lecture de histoire – presque – aisée.
 
Tout est choc dans ce conte noir, aux images noires, légèrement égayées d’anthracite et éclairées par les tenues blanches du couple central, symbole de pureté. Il faut dire que Maillot, commençant sa carrière sur l’écran en Petit Poucet du film de Michel Boisrond en 1972, avec Jean-Pierre Marielle en ogre, a été, dès l’enfance, à bonne école de méchanceté. Il en a tiré une leçon de cinéma, qui l’a poursuivi tout au long de sa carrière de chorégraphe sur le fil du rasoir, déroulant ses tableaux comme autant de scènes filmées avec un sens du fondu-enchaîné qui leur donne leur crédibilité. Ici, plus particulièrement, des écrans entourent le plateau, et projettent des images qui donnent un autre éclairage à l’action scénique et aux mouvements, avec des lumières évoquant quelque Troisième Homme, dans des rues lugubres et mal famées. Une esquisse d’un projet qui lui tient à cœur et qui consistera en une minisérie conjuguant danse et cinéma, pour une descente aux enfers que son talent saura rendre attractif : à coup de caméra et de corps déchaînés, un mélange de barbarie et de poésie évoquant la folie humaine, et que l’on pourrait baptiser Polar-oid, à l’ancienne, mais porté par des moyens contemporains de haut voltage. Demandez le programme ! 
 

Jacqueline Thuilleux 

Monaco - Grimaldi Forum, 28 avril 2022. Prochain spectacle des Ballets de Monte Carlo, COPPELI-i.A., les 3, 4, et 5 juin 2022 : www.balletsdemontecarlo.com/fr/saison-2021-2022/mc/coppelia
 
Photo © Alice Blangero

Partager par emailImprimer

Derniers articles