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Nantes - Compte-rendu : Noir c’est noir


Doublé Bartok contrasté au grand auditorium de la Cité des Congrès de Nantes. Venu de l’Opéra du Rhin, Le Mandarin merveilleux calligraphié par Lucinda Child ne s’est guère émoussé en trois années. Chorégraphie fluide, assez emplie de sortilèges, suivant avec fidélité l’argument de Menyhert Lengyel. Toujours ponctuées par l’apparition de ce monolithe de verre dépoli par lequel les clients semblent s’incarner au désir de la prostitué, les diverses stations de cet assassinat par désir s’enveloppent d’éclairages suggestifs, et jusqu’au noir le plus noir qui « silhouettise » les danseurs.

Boyd Lau donne au Mandarin une innocence troublante, et Mimi, clone parfait de Louise Brooks, est littéralement transfigurée par Stéphanie Madec qui met beaucoup d’angles à son personnage. Daniel Kawka allège l’orchestre de Bartok, le sauvant des épaisseurs symphoniques qui encombrent trop souvent, jusqu’aux fosses des théâtres, un discours haletant qui doit fuser. Et quel plaisir d’entendre tout le ballet, avec sa longue coda qui offre parmi les pages les plus modernes du compositeur.

Assassinat, ce pouvait être le mot clef de cette matinée. Pour leur Château de Barbe-Bleue si justement attendu, Patrice Caurier et Moshe Leiser se sont débarrassés du château, poussant la logique d’une lecture sans concession du livret de Balazs jusqu’au bout. Car le Château, c’est Barbe-Bleue, ce qu’il livre à Judith n’est rien d’autre que la vérité de son être. Une chambre d’hôtel anonyme sera le théâtre sans fard de ce dévoilement où la quête amoureuse devient une inquisition. Si Barbe-Bleue se soumet à la question, montrant mesure à mesure son âme à nu, en exposant les scarifications, Judith va étape par étape vers sa destinée. La grande obscurité d’orchestre dans laquelle Bartok la fait disparaître, ce n’est pas tant ce Château qui l’engloutit, que la mort elle même. Ne demande-t-elle pas à Barbe-Bleue de l’épargner ?

Prière vaine, Caurier et Leiser la font étouffer par Barbe-Bleue qui l’enferme dans un linceul de drap. Vision irrémédiable qui nous change à jamais l’imaginaire dramatique d’une œuvre pourtant illustrée brillamment ces dernières années – il suffit de songer au spectacle de la Fura del Baus vu à Garnier la saison passée, où à l’incroyable muraille vivante, trouvaille géniale, qui faisait du Château un personnage à part entière dans le spectacle lyonnais de Pelly. Oui, mais voilà, ces deux mises en scène étaient avant tout des illustrations et n’allaient pas jusqu’aux tréfonds de l’œuvre.

Un signe qui ne trompe pas : le texte de Balasz correspondait parfaitement à l’action scénique, aucun hiatus ne venait polluer cette unité implacable détaillée par une direction d’acteur comme on en voit trop peu sur les scènes lyriques. En fosse, Daniel Kawka évoquait les mannes de Debussy – l’autre vraie source de l’orchestre du Château avec Wagner – enveloppant la terrible confrontation d’un mystère assez Pelléas et décidément bienvenu. Ce surcroît de poésie habillait d’un remord étouffant les échanges impossibles entre la Judith en grande voix – ce contre ut, ces graves jamais poitrinés – de Jeanne-Michèle Charbonnet et les graves abyssaux, les grandes orgues de l’horreur de Gidon Saks, Barbe-Bleue éternellement victime de lui-même.

Jean-Charles Hoffelé

Bela Bartok : Le Mandarin merveilleux et Le Château de Barbe-Bleue, Nantes, Cité des Congrès, le 30 septembre.

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Photo : Jef Rabillon

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