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Musique et Jeune Public (16) - Jean-Claude Decalonne, « passeur d’art » engagé

Personnalité bien connue rue de Rome, la rue parisienne des luthiers, où il a ouvert en 1984 l’atelier-boutique Feeling Music, Jean-Claude Decalonne (photo) s’est très vite passionné pour la transmission des savoirs liés à l’art. Pionnier des « orchestres à l’école », il a créé en 2012 Passeurs d’Arts, offrant aux enfants des quartiers défavorisés la possibilité de découvrir la musique par la pratique, à l’image du Sistema vénézuelien. Les quatre orchestres Passeurs d’Arts, venus de la région parisienne, de Bretagne et de Marseille, se produiront le 16 mars à la Madeleine. Rencontre avec Jean-Claude Decalonne à l’approche de la grande journée parisienne Tutti Passeurs d’Arts.
 
Comment vous est venu ce goût pour la transmission ?
Jean-Claude DECALONNE : C’est parti de ma formation de luthier pour instruments à vent, car j’ai toujours travaillé avec des gens qui enseignaient. Cela m’a passionné dès le début, j’ai leur ai toujours posé des tas de questions sur leur façon de transmettre. Certains étaient parfois moins bons musiciens mais transmettaient fabuleusement bien et ils m’intéressaient plus que les autres. Ma vie a été riche, j’ai travaillé avec de grands solistes, Maurice André, Alain Marion et bien d’autres. Nous parlions tout le temps de technique instrumentale et je devais traduire cela sur la matière même des instruments pour pouvoir faciliter certains registres. Maurice André, il suffisait de l’écouter pour apprendre comment souffler dans la trompette ! C’est avec lui que nous avons monté l’opération Orchestre du cœur,  pour envoyer des instruments à Haïti. Alain Marion m’a également fait beaucoup avancer sur la façon de faire sonner les instruments, mais c’était aussi un très grand pédagogue : quand j’assistais à ses masterclasses, cela me sidérait : il ne parlait pas technique, il parlait musique ! Mon intérêt a décuplé avec de telles rencontres.

En concert à l'Auditorium du CRR de Paris © Passeur d'arts
 
Et comment est née cette idée d’orchestre dans les écoles ?
Lors d’un voyage professionnel au Japon, j’avais demandé à voir les conservatoires, car j’étais étonnée par l’arrivée en Europe de tous ces solistes, ces chefs d’orchestre de très haut niveau. J’ai appris qu’il n’y en avait pas et que tout se passait dans les écoles. Dans la première classe où je suis arrivé sans prévenir, les élèves avaient environ huit ans. Lorsque le professeur a prononcé le mot musique, les enfants se sont précipités avec un grand sourire pour sortir de leur casier un instrument : ça allait du mélodica à la flûte à bec, en passant par la trompette ou la guitare… Le professeur a levé les bras et les enfants ont joué un morceau à trois voix avec un niveau extraordinaire ! Et cela s’est reproduit dans toutes les écoles que j’ai visitées. Découvrir le bonheur que l’apprentissage de la musique procurait aux enfants a provoqué chez moi  une émotion incroyable et c’est là que je me suis dit: « Voilà ce qu’il faut faire ! »
De retour en France, je me suis intéressé à la question, et j’ai découvert que moins de 3% des enfants faisaient de la musique, et dans certains quartiers, ce chiffre tombait à 0. A partir de ce constat, j’ai eu envie d’instaurer un système touchant tous les enfants, et qui passe donc par l’école, surtout là où les enfants en ont le plus besoin. C’est comme ça que sont nés les « orchestres à l’école », avec une heure par pupitre et deux heures de répétition collective par semaine. Les conservatoires étant déjà débordés, et ne touchant qu’une partie infime de la population, j’ai convaincu la chambre syndicale de la facture instrumentale d’apporter son aide au projet. En 2006, il s’était créé plus de 500 orchestres dans toute la France, et je pensais avoir inventé le plus beau système du monde.
 

L'Orchestre Passeurs d'Arts-Bretagne © Passeurs d'Arts
 
Comment êtes-vous passé des « orchestres à l’école » à Passeurs d’arts ?
J.-C. D. : Et bien justement, en 2006, j’ai découvert El Sistema (1) ... et je suis tombé de haut. J’ai reçu d’un ami vénézuélien une vidéo : des orchestres d’enfants y jouaient les œuvres les plus complexes du répertoire avec un enthousiasme, un niveau complètement fous ! J’ai tout de suite pensé que si l’on était capable d’atteindre ce résultat-là avec des enfants des favelas, cela ferait tellement de bien dans nos quartiers. A la longue, j’ai dû fatiguer mes interlocuteurs car je ne pensais plus qu’à cela, à l’idée qu’il fallait faire monter notre projet d’un cran, augmenter les heures d’instrument, passer à la lecture de notes, pour que les enfants deviennent indépendants et  qu’ils puissent intégrer facilement les conservatoires ou les écoles de musique. J’imaginais qu’en construisant un orchestre dans chaque école de France, on pourrait vraiment sauver des quantités d’enfants d’un système qui ne facilite pas les choses pour ceux qui ont au départ des difficultés. En 2009, j’ai senti que ma vision et mon ambition différaient de plus en plus de celle de mes collègues de la chambre syndicale : je me mettais trop souvent en colère, ce n’était pas bon pour ma sérénité ! J’ai donc réfléchi à quelque chose qui puisse aller plus loin. Et en 2012, j’ai créé Passeurs d’Arts.

Yefren Carrero et Gustavo Dudamel © yefren carrero.com
 
Quels sont donc les principes spécifiques de Passeurs d’Arts ?
J.-C. D. : Le concept de Passeurs d’Arts est beaucoup plus exigeant. Il n’y a pas de projet à moins de six heures de pratique musicale par semaine, quatre séances d’une heure et demie. Nous mettons un instrument dans les mains de chaque enfant, et on leur apprend à les tenir, à les entretenir, puis un peu plus tard à les emporter chez eux. Puis on passe à la pratique, bien avant d’attaquer le solfège. Nous formons des professeurs qui s’occupent de toute une famille instrumentale à la fois et les font jouer ensemble (pupitres de cordes et pupitres de vents). L’un de nos modèles, qui est aussi professeur et chef d’orchestre pour Passeurs d’Arts est Yefren Carrero (2), un Vénézuélien qui faisait partie des onze premiers élèves d’Antonio Abreu(1). Il a une façon d’apprendre la musique très naturelle et efficace : il ressemble à un dompteur ! L’enseignement est collectif, ce qui augmente considérablement le temps de musique, l’oreille travaille dix fois plus, et l’erreur n’est plus aussi inhibante.

Yefren Carrero en répétition avec les cuivres @ yefrencarrero.com

Quels sont les projets de Passeurs d’arts ?
J.-C. D. : Nous allons prochainement introduire « l’orchestre de papier » avec sa créatrice Josbel Puche, une idée pédagogique née au Venezuela un jour de pénurie d’instruments. Elle a fait fabriquer aux petits de 4-5 ans  et à leurs familles des violons en carton avec des bouts de bois comme archets, et elle leur a appris les gestes. En même temps, les enfants chantaient la partition qu’ils allaient jouer. Et lorsque les instruments sont enfin arrivés, tout est allé très vite: les enfants avaient eu le temps, ils avaient mérité leurs instruments, ils avaient le geste parfait et sont passés très facilement aux vrais instruments. Josbel Puche a fait de cette expérience une méthode. Nous allons donc monter deux «orchestres de papier » pour les tout-petits, à Marseille et à Paris avec elle.
Tous les arts sont salvateurs mais l’orchestre présente l’avantage de se faire à plusieurs : on a des instruments, un public, on vit quelque chose de fort ensemble. Je rêve de créer une « Maison Passeurs d’Arts » dans chaque quartier difficile. Elle serait ouverte à tous les enfants dès la sortie de l’école, on y jouerait  en orchestre, mais très vite on développerait un « projet handicap », puis on y accueillerait tous les arts : théâtre, danse, arts plastiques, car « vivre en art », cela peut tout changer pour un enfant !
 
Propos recueillis par Dominique Boutel

(1) Réseau national vénézuélien d’orchestres et de chœurs d’enfants fondé en 1975 par José Antonio Abreu (1939-2018). Musicien, pédagogue et économiste, ce dernier occupa brièvement le poste de ministre de la Culture du Venezuela au cours de l’année 1983.
(2) Site de Yefren Carrero : yefrencarrero.com

Grande journée Tutti Passeurs d’Arts à Paris
16 mars 2019

A partir de 9h : série de conférences et tables-rondes sur le thème des pratiques collectives et des orchestres d'enfants et d'adolescents (type Sistema Venezuela) au CRR de Paris, 14 rue de Madrid, 75008-Paris
 
A 16h, concert à l’église de la Madeleine  avec les orchestres de Bondy, Garges-les-Gonesses, Bretagne, Méditerrannée,  et l’orchestre Tutti Maestro sous la direction de Clara Decugis, Stephane Fourreau et Yefren Carrero // programme complet: www.passeursdarts.org/single-post/2019/01/30/16-mars-2019-grande-journ%C3%A9e-TUTTI-Passeurs-dArts

Photo © jllavenir

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