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Michel Bouvard et François Espinasse à Saint-Séverin – André Isoir, transcripteur inspiré de J.S. Bach – Compte-rendu

Michel Bouvard et François Espinasse

L'hommage (1) à André Isoir, disparu le 20 juillet dernier, avait redit les liens de toute une vie entre l'organiste de Saint-Germain-des-Prés et le Cantor de Leipzig : à travers l'œuvre immense de Bach directement ou indirectement pensée pour l'orgue mais aussi par le biais des nombreuses transcriptions d'œuvres de Bach qu'André Isoir sut métamorphoser, avec une suprême et musicale habileté, en authentiques pièces d'orgue. Si l'œuvre pour orgue de Bach, par sa diversité et son abondance, ne peut que combler musiciens et mélomanes, cet apport qualitativement et quantitativement considérable d'Isoir constitue indéniablement un authentique enrichissement du répertoire du roi des instruments.
On sait combien Bach lui-même s'ingénia à montrer l'exemple, transcrivant ses propres œuvres (tels les Chorals Schübler) et adaptant quantité de concertos italiens – mais aussi en recourant au procédé de la parodie, notamment dans sa musique d'église et dans le répertoire concertant. Son écriture révèle à maints égards un caractère d'universalité instrumentale, source de tant de difficultés pour les chanteurs et les instrumentistes à vent sollicités au maximum de leur possibilités physiques, cependant que l'orgue, avec ses moyens particuliers et son extrême polyvalence, s'impose sans peine, en soliste, à la croisée des chemins de cet instrumentarium mouvant et ouvertement modulable, en toute fidélité.
 
Une partie des transcriptions Bach extrêmement exigeantes conçues par André Isoir, tout comme d'ailleurs certaines de ses propres compositions, ont par bonheur été publiées aux Éditions Delatour, collection L'Art de la transcription : vol. 2 (+ Purcell, Amner, Martini, Haendel, Zelenka, CPE Bach…) et vol. 3, entièrement consacré à J.S. Bach (2). Selon Daniel Isoir, pianiste-pianofortiste et fils d'André Isoir, la manne de ces transcriptions n'est pas épuisée et pourrait réserver d'autres magnifiques surprises.
D'ici là, l'ensemble de la bibliothèque musicale d'André Isoir, y compris ses éditions de travail annotées des grands maîtres abordés tout au long de sa vie d'interprète et de pédagogue, source inépuisable pour la compréhension de son approche personnelle du répertoire, devrait prochainement faire l'objet d'un don à la Fondation Royaumont et rejoindre sa richissime bibliothèque. Ce legs de la famille Isoir l'enrichira notamment d'un exemplaire de l'édition originale de L'Art du facteur d'orgues (1766-1778) de Dom Bédos de Celles (3), la Bible de la facture classique française.
 
Michel Bouvard et François Espinasse, disciples d'André Isoir et désireux de fêter les 80 ans de leur maître (au Conservatoire d'Orsay) avec un CD de ses transcriptions – maître-disque confondant de beauté, de lyrisme et d'élévation paru sous le label La Dolce Volta (4) – ont procédé à un choix parmi celles-ci, disque qu'André Isoir a pu entendre avant de disparaître le jour même de ses 81 ans. Cet enregistrement a été réalisé à l'orgue récemment relevé de Fère-en-Tardenois (Aisne), œuvre très singulière, puissamment poétique et dynamique du facteur luxembourgeois Georg Westenfelder (1990). Isoir lui-même y avait enregistré, en dialogue avec Le Parlement de Musique de Martin Gester, un célèbre disque de pages « concertantes » de Bach : déjà des transcriptions (cette même année 1993, François Espinasse y enregistrait les Sonates de CPE Bach). Ce CD Calliope a été repris en 2013 par La Dolce Volta dans le coffret L'orgue concertant – Sinfonias, sonates & concertos (3 CD).
 
Pour présenter cet hommage discographique au public parisien, un orgue s'imposait : Saint-Séverin. André Isoir fut l'un des premiers quatre titulaires de l'orgue reconstruit par Alfred Kern en 1964 (il y resta jusqu'en 1973, passant alors à Saint-Germain-des-Prés) ; Michel Bouvard en a lui-même été cotitulaire pendant dix ans ; François Espinasse en est depuis 1982 l'un des quatre titulaires actuels (tous deux sont également organistes à la chapelle royale de Versailles). Et c'est l'un des plus beaux instruments parisiens pour Bach. Le programme devait reprendre celui du CD. C'était sans compter avec les aléas du métier d'organiste : souffrant d'une tendinite au genou, François Espinasse se trouva dans l'impossibilité de jouer du pédalier comme le programme l'imposait. Si bien qu'au lieu d'alterner à la console, les deux musiciens se retrouvèrent chambristes, Michel Bouvard réalisant sur le troisième clavier manuel la partie de pédale de certaines pièces de François Espinasse. Au pied levé, si l'on peut dire, et néanmoins d'une synchronisation musicalement parfaite. La pièce initiale du programme dut de ce fait être remplacée – fantastique Sinfonia de la Cantate BWV 29 (que l'on recommande chaleureusement sur le CD – un prodige d'énergie), précédemment transcrite par Guilmant puis Dupré, et donc de manière superlative par Isoir… Elle fut remplacée au concert par la Fugue sur le Magnificat BWV 733, à cinq voix dont une basse sur les anches du pédalier, pour ainsi dire à la française : il fallait faire entendre au moins une fois l'admirable plenum de Saint-Séverin. Édifiante entrée dans la matière musicale et instrumentale.
 
Le corps du programme fit avant tout appel aux jeux de fonds, d'une diversité non moins admirable, rigoureusement évalués pour une présence optimale et souvent bouleversante, sans cesse renouvelée, chaleureuse et pleine de vie. Aux fonds vinrent s'ajouter mutations simples et cornet, voire anches de détail – et de piquants ensembles dans les pages concertantes. Un programme d'une noble respiration, à la fois survol de l'œuvre de Bach et éloquente démonstration de l'esprit inspiré et virtuose d'André Isoir transcripteur : orchestre (fameuse Aria de la Suite BWV 1068), cantates sacrées et profanes, messe en fa majeur BWV 233 (Quoniam tu solus sanctus, sublime trio plus organistique que nature), mais aussi concertos – eux-mêmes, chez Bach, succession de transcriptions d'un instrument à l'autre : enthousiasmant finale du Concerto BWV 1060, et d'emprunts à divers compositeurs, dont naturellement Vivaldi : ébouriffant Concerto BWV 1065 (les trois mouvements) d'après l'œuvre pour quatre violons devenue pour quatre clavecins chez Bach, le tout « réduit » pour deux mains et deux pieds par Isoir. Un incroyable travail d'orfèvre : la lecture de la partition d'ensemble (que l'on trouve pour quelques kopecks chez Dover) est prodigieuse d'enseignement quant aux choix exercés par le transcripteur pour restituer intégralement l'esprit de l'œuvre, quand bien même toute la matière musicale ne pouvait être intégrée.
 
Au cœur de ce programme, une idée d'Isoir… que Bach n'avait pas eue : on sait que Bach transcrivit pour orgue la Fugue de sa première Sonate pour violon seul en sol mineur BWV 1001, qu'il fit donc précéder à l'orgue d'un modeste Prélude, guère à la hauteur de la Fugue. André Isoir y a remédié en transcrivant le majestueux Adagio d'ouverture de la Sonate pour violon, suivi au disque comme à Saint-Séverin de la Fugue transcrite par Bach, diptyque infiniment plus convaincant que celui… de Bach (en mineur BWV 539). Une autre œuvre de Bach fut également proposée « au naturel » : le choral Wachet auf, ruft uns die Stimme BWV 645 (« Choral du veilleur », premier des Schübler) – à ceci près qu'Isoir y a ajouté une discrète partie de continuo qui vient nimber cette page célèbre d'un halo étonnant de profondeur, les deux organistes intervenant simultanément pour donner vie à cette ingénieuse superposition.
 
Le monde musical n'a certes pas fini d'apprendre d'un maître et musicien tel qu'André Isoir, et l'on sait gré à Michel Bouvard et François Espinasse d'avoir mis de façon si accomplie l'accent sur un aspect encore méconnu du parcours d'André Isoir.
 
La saison 2016-2017 de Plein Jeu à Saint-Séverin poursuit sur sa lancée, le vendredi 16 décembre, avec un concert de Noël à deux orgues – Éric Lebrun et Lucile Dollat – dans l'église illuminée…
 
Michel Roubinet

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Paris, église Saint-Séverin, 2 décembre 2016
  
(1www.concertclassic.com/article/hommage-andre-isoir-1935-2016-la-jonction-de-lorgue-francais-et-de-lunivers-de-bach
 
(2) Œuvres et transcriptions d'André Isoir aux Éditions Delatour 
http://www.editions-delatour.com/fr/207_isoir-andre?n=50&orderby=name&orderway=asc
 
(3http://dom-bedos.hydraule.org/present.htm
 
(4http://www.ladolcevolta.com/album-music/andre-isoir-jean-sebastien-bach-transcriptions/

Photo © La Dolce Volta
 

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