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« Mezzo-soprano, c’est formidable » - Une interview de Karine Deshayes

Elle a osé Carmen mais on la connaît d’abord pour ses incarnations rossiniennes ou mozartiennes stylées : Karine Deshayes chantera prochainement à Garnier (23 mai-18 juin) son premier Sesto haendélien, un rôle qu’elle caresse depuis longtemps, mais qui ne l’empêchera pas de revenir début 2014 à la Charlotte de Werther, preuve que sa voix ne cesse d’évoluer. Rencontre avec une artiste qui est devenue en quelques saisons une des figures majeures de l’Opéra de Paris, chérie du public comme de la critique.

Votre premier instrument a été le violon. Comment êtes vous passée de celui-ci au chant ?

Karine Deshayes : Sur les conseils de mon professeur de solfège, j’avais quatorze ans et demi et ma voix avait déjà un vibrato naturel. En fait il a fait venir le professeur de chant dans son cours et celui-ci m’a incité à suivre sa classe. Grâce à la pratique du violon mon oreille s’était bien formée : je chantais juste. Chanter me plaisait mais je ne pensais pas à cultiver ma voix. Ce qui était pourtant une évidence dès le début ne s’est réalisé qu’après le passage par la classe de violon. En découvrant ma voix j’ai compris qu’avec elle je n’éprouvais pas le sentiment d’être en présence d’un corps étranger comme cela était le cas avec le violon. Je n’ai pas songé immédiatement à une carrière de chanteuse lyrique, tout d’abord parce que, comme pour les garçons, la voix des filles mue ; on ne sait pas trop ce qu’elle va devenir, il faut attendre dix-sept dix-huit ans pour connaître sa tessiture. Même si chanter me plaisait beaucoup, même si j’aimais déjà l’opéra en tant que spectatrice grâce à mon père, j’allais également assister à des répétitions, même si ce mélange entre le théâtre et la musique me fascinait, je ne savais pas si mon désir de devenir chanteuse lyrique, qui se précisait peu à peu, était simplement réalisable.

Après mon bac, j’ai suivi le cursus de musicologie à la Sorbonne car à dix-huit ans j’avais vraiment l’intention de préparer le Conservatoire et donc, après ma licence de musicologie, j’ai fait mes années au CNSMDP. C’est mon agent qui m’a poussé à passer une audition pour entrer dans la troupe de l’Opéra de Lyon. Durant ma dernière année de Conservatoire je savais déjà que je serais ensuite en troupe à Lyon.

Qu’avez-vous retiré de cette expérience ?

K. D. : Le souvenir des années passées au sein de la troupe de l’Opéra de Lyon est simplement extraordinaire. C’est un milieu où se créent des liens très forts – Stéphane Degout est arrivé également dans la troupe juste à ce moment là, mais il y avait aussi Paul Gay, que je vais retrouver d’ailleurs dans le Jules César de Haendel prochainement au Palais Garnier, et Jérôme Varnier. Au sein d’une même maison, pendant toute une saison, on prépare des rôles, quatre dans l’année, on les met en scène, on prépare aussi des récitals, on a à disposition des chefs de chant, des coaches de langue et on a même accès aux productions auxquelles on ne participe pas. En si peu de temps, cela représente une somme de travail et d’expériences considérable et agit comme un catalyseur. On apprend tout avec un sentiment de cohérence et d’efficacité sans égal. Je regrette que ce système de la troupe se soit perdu en France, contrairement à ce qui perdure en Allemagne. Voyez une artiste comme Sophie Koch qui a pu apprendre son art auprès des théâtres allemands, justement. Et ce qui est extraordinaire, c’est que vous côtoyez vos aînés, que vous chantez à côté de grands interprètes dont fatalement vous tirez des enseignements.

Plus tard, en 2002, à Royaumont, j’ai eu l’opportunité de suivre un cours de Régine Crespin dont le but était de chanter Béatrice et Bénédict à l’Opéra Comique avec l’Orchestre de Paris. C’était une très belle rencontre, elle m’a guidée pour le rôle de Béatrice mais elle m’a aussi fait profiter de sa connaissance intime du grand cycle de mélodies de Berlioz, Les Nuits d’été, m’aidant dans le choix des tonalités – je croyais d’après les partitions chant-piano qu’il n’y en avait que deux – me faisant découvrir que l’œuvre avait été écrite pour trois voix différentes, qu’il y avait des tonalités intermédiaires et que l’on pouvait choisir afin d’être au mieux de sa voix tout au long du cycle, aussi en fonction de l’accompagnement au piano ou par l’orchestre. Et surtout elle m’a donné les respirations et cet art de la diction qu’elle possédait à un si haut point. Une diction naturelle, pas soulignée, une diction dans la ligne de la musique mais toujours claire, audible, portée par le plaisir d’un texte. Lorsque je chante ce répertoire je pense toujours à ses conseils.

Vous avez enregistré une très belle version de la Schéhérazade de Ravel (1)… Aimeriez-vous vous consacrer plus à la mélodie ?

K. D. : Ah, je suis heureuse que vous aimiez ce disque. Evidemment, avec le souvenir qu’a laissé Régine Crespin dans cette œuvre, j’ai longtemps hésité. Fallait-il que je m’y essaie ou non ? La rencontre avec Emmanuel Krivine a été formidable. Dans l’absolu j’aimerais consacrer plus de temps à la mélodie. Je viens d’avoir la chance de donner quatre récitals avec Philippe Cassard, mais ce fut extrêmement difficile d’organiser le planning de travail car j’avais parallèlement deux nouvelles productions d’opéras ; une à New York, l’autre à Avignon. Evidemment la voix pour la mélodie n’est pas strictement la même que pour l’Opéra, mais cela n’effrayait pas Régine Crespin, grande wagnérienne et tout aussi grande récitaliste. Il faut choisir avec discernement. Si l’on veut suivre un grand format on peut tenter les Duparc, voire avec orchestre. Mais les Chansons de Bilitis de Debussy, qui sollicitent tant le bas medium nous rapprochent de la voix parlée. Il y a dans la mélodie un champ d’expériences décidément vaste : en récital on est plus près du public, on peut aller plus loin dans l’interprétation, plus loin dans le piano, plus loin dans un effet, on peut faire un son blanc, détimbré en sachant pertinemment que cela pourra passer, toucher l’auditeur. Mais au fond tout cela est une histoire de style. C’est comme pour la musique baroque : je ne chante pas Haendel comme je chante Bizet ou Massenet. Et c’est d’ailleurs cette pluralité stylistique qui correspond à ma voix. Je suis une mezzo-soprano. Lorsque l’on est jeune on se demande si l’on pourra faire un jour la Traviata ou Mimi. Mais mezzo-soprano, ou soprano II si vous voulez, c’est formidable : vous pouvez faire du baroque, chanter Mozart, de grand rôles dans les opéras du XIXe siècle. Avec l’évolution de ma voix qui a gagné en volume j’ai pu aborder des rôles plus larges, mais sans jamais perdre de vue Mozart ou le Baroque.

Justement, quels prochains rôles voudriez-vous aborder ?

K. D. : Ils viennent d’eux-mêmes pour ainsi dire. Cette année j’ai eu la chance de faire Carmen, Isolier dans Le Conte Ory et demain Sesto dans Jules César, trois styles complètement différents. La saison prochaine je vais chanter dans La Straniera de Bellini, ma première Cendrillon de Massenet, et puis, à l’Opéra de Paris, il y aura des reprises de Roméo (I Capuleti e i Montecchi), de la Charlotte de Werther, Poppée dans Le Couronnement de Poppée, des rôles que je n’ai chantés qu’une fois. Evidemment on rêve toujours de certains nouveaux rôles ; Elvire après avoir fait plusieurs fois Zerline m’intéresserait bien. Peut-être un jour tenter un rôle allemand, chez Richard Strauss probablement …

Vous aller vous mesurer au Sesto du Jules César de Haendel au Palais Garnier à partir du 23 mai. Comment vous y préparez-vous ?

K. D. : C’est grâce au premier air de Sesto que j’ai passé toutes mes auditions et mes concours. Je me disais que peut-être un jour je ferais le rôle en entier. C’est arrivé, et je suis très heureuse d’étrenner mon premier Sesto en scène sous la direction d’Emmanuelle Haïm qui était mon professeur de musique baroque au Conservatoire et qui connaît donc très bien ma voix. Les quatre airs et le duo avec Cornelia sont splendides, superbement écrits. Dans les da capo on peut justement orner, faire preuve de virtuosité ; je sais qu’Emmanuelle Haïm me les fera « sur mesure », quel luxe ! Et puis je retrouve un personnage de garçon – vous savez que j’adore les rôles de travesti à l’opéra – on n’est plus dans Carmen, on n’est plus dans la séduction, on est dans la vengeance mais aussi devant une palette de sentiments très contrastés.

En dehors de la scène ou du concert, j’ai enregistré trois disques en février qui ne devraient pas tarder à paraître : avec David Stern et Opera Fuoco un album consacré à des cantates romantiques signées Cherubini ou Hérold, avec l’aide du Palazzetto Bru Zane ; des mélodies au sein d’un disque consacré à Karol Beffa avec Emmanuel Ceysson et nos amis de l’Ensemble Contraste ; enfin un nouveau disque Rameau avec l’Ensemble Les Nouveaux Caractères et Sébastien d’Hérin, le premier datait d’il y a une dizaine d’années ! J’allais oublier un événement qui me tient à cœur : je participe à la soirée « OPERA CŒUR » à l’Opéra Comique en faveur des enfants malades de l’Hôpital Robert-Debré (2). Venez-y nombreux, c’est le 27 juin !

Propos recueillis par Jean-Charles Hoffelé, le 11 mai 2013

(1) Maurice Ravel : Shéhérazade, Boléro, La Valse, Alborada del gracioso, Une barque sur l’océan, Pavane pour une infante défunte - Karine Deshayes, Orchestre Philharmonique du Luxembourg, Emmanuel Krivine (Zig Zag Territoires ZZT311).

(2) Les fonds recueillis lors de cette soirée (à laquelle participent aussi Stanislas de Barbeyrac, Nicolas Cavallier, Alexandre Duhamel, Anne Catherine Gillet, Sébastien Guèze, Marie Lenormand, Nathalie Manfrino, etc.) seront consacrés au financement d’un robot chirurgical (www.fonds-dotation-robert-debre.fr) / Rés. : www.opera-comique.com

Haendel : Giulio Cesare
Paris - Palais Garnier
Les 23, 26, 28 et 31 mai, 2, 4, 6, 9, 11, 14, 16 et 18 juin 2013

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Photo : Aymeric Girandel
 

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