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Matthias Goerne et Iddo Bar-Shai interprètent Schubert au Château de Chantilly/Coups de Cœur 2025 – Cent fois sur le métier ... – Compte rendu

Voilà bientôt trente ans que Matthias Goerne travaille, chante et enregistre un répertoire mélodique hérité de ses pairs (Schwarzkopf et Fischer-Dieskau en tête) qu’il ne cesse de porter au plus haut. Schumann, Schubert, Mahler, Wolf et leurs cycles, l’accompagnent depuis ses débuts et constituent le socle de son parcours d’artiste avantageusement représenté et dédié au récital.
Véritable Graal, le Voyage d’hiver, cycle de vingt-quatre lieder composé par Schubert un an avant sa mort sur des poèmes de Wilhelm Müller, conte l’histoire d’un jeune homme qui, désespéré par un amour déçu, erre sur les chemins au plein cœur de l’hiver. Une histoire d’amour qui s’annonçait pourtant bien puisqu’un mariage était prévu mais qui, sans que l’on en connaisse la raison, aboutit à une rupture, le jeune éconduit quittant sur un coup de tête son « cher amour » par une nuit de brouillard. L’œuvre très dramatique puise une dans une poésie qui appelle à la solitude et à la désillusion, les rares élans d’espoir se trouvant dans l’évocation de souvenirs perdus.
Au cœur de l’âme schubertienne
Matthias Goerne revient depuis toujours et avec régularité à ce cycle qui l’inspire et lui permet sans doute de plonger toujours plus loin dans sa propre intériorité en opérant une totale introspection. Car tout chez ce baryton hypnotique semble fait pour pénétrer l’âme schubertienne : la perfection de sa déclamation, les nuances de son instrument plein et charnu, l’infinie variété des couleurs, sans oublier son art de conteur. Aujourd’hui après s’être tant de fois frotté au Winterreise, Goerne ne fait plus qu’un avec ce voyageur désemparé, le jeune homme d’autrefois qui croyait en l’amour et qui prend la fuite, ayant laissé la place à un homme dont la maturité l’aide à rester debout. À celui qui partait sans but précis, pressé d’en finir avec un destin contraire, se juxtapose maintenant l’image d’un être conscient que cet amour était un leurre et qu’au bout du chemin, au bout de ce parcours mental, ce n’est pas forcément la mort qu’il va rencontrer, mais plutôt la vérité.

Iddo Bar-Shai © Lyodoh Kaneko
Plus expressif dans sa simplicité et sa nudité
La fréquentation de ce cycle a permis à ce chanteur d’exception de faire la synthèse de toutes les interprétations possibles, comme si sa voix était parvenue à résumer toutes les approches, tous les points de vue pour n’en faire plus qu’un : le sien. Le fringant romantique auquel il a su s’identifier à ses débuts, irrité, péremptoire et excessif s’est avec le temps assagi. Après avoir vigoureusement dépeint la gravité du cycle, sa tension dramatique hallucinante, à la manière d’un Hans Hotter, sombre, solitaire et poignant aux côtés de Gerald Moore (EMI 1954), recherchant irrévocablement la mort comme unique issue, Goerne se montre plus serein. L’instrument désormais plus gris sur certains passages (« So brennen ihre Wunden » ou « Mit heissen Stich sich regen » de Rast), moins souple sur certains appuis, au registre moins large, n’en est pas moins devenu plus granitique, plus précis, plus expressif dans sa simplicité et sa nudité.
Magnifiquement soutenu par le piano souverain d’Iddo Bar-Shai, dont le formidable dialogue ébloui l’auditeur, l’homme qui se retrouve sur ce chemin désolé a vécu, réfléchit, a appris à dominer ses émotions même s’il est encore capable de rugir (« Wohl auch so reissend schwillt » de Auf dem Flusse), ou de s’agiter (Rückblick).
Vers la paix
Sur cette route qu’il se force à prendre pour mieux faire le point sur sa vie, ce voyageur – peut-être immobile ? – médite, solitaire bien sûr, mais qu’importe. Les images heureuses ou malheureuses qui peuplent sa mémoire lui reviennent et vont avoir un effet cathartique. En se plongeant dans les abîmes de la psyché, symbolisée par des pas sur la neige, une corneille, une girouette, un tilleul ou un poteau indicateur …, quelque chose de réconfortant va advenir et l’aider à trouver non pas la mort, mais la paix. A la différence du Meunier de Die schöne Müllerin qui se suicide, le voyageur peut, s’il le souhaite, éviter le pire et ne pas voir dans sa rencontre in fine avec ce glaçant joueur de vielle, sa propre fin.
Moins douloureux, moins morbide, moins désespéré que ne le fut Dietrich Fischer-Dieskau, secondé par le divin G. Moore en 1970 (puis Brendel plus tardivement), face à des questions intimes et cérébrales, Goerne semble être parvenu à une forme de certitude, sa propre recherche s’étant mêlée à sa propre évolution d’homme et c’est cela qui nous bouleverse.
Ce Winterreise de haut vol donné dans le cadre exceptionnel des Ecuries du Château de Chantilly n’est sans doute pas le dernier, son interprète ayant surement à cœur de remettre une fois encore cet ouvrage sur le métier ; mais il est indiscutable que cette version livrée à un public recueilli restera comme l’une des plus abouties et des plus inoubliables de Matthias Goerne.
Changement complet de répertoire le mois prochain à Chantilly avec Leonardo García-Alarcón et Cappella Mediterranea (1), les invités du dernier week-end (11 & 12 oct.) des Coups de Cœur 2025. Chantilly où le chef argentin et son équipe avaient offert un splendide Diluvio universale de Falvetti en 2023 (2)
François Lesueur

(1) coupsdecoeur.org/leonardo-garcia-alarcon-cappella-mediterranea
Château de Chantilly, Dôme des Grandes Ecuries, 13 septembre 2025
Photo Nelson Goerne © Marie Staggart
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