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Trois Questions à Bernard Cavanna – « La musique d’Aurèle Stroë part toujours de la matière »

 
 
À l’occasion de la sortie du disque « Désobéissance » sur le label L’Empreinte digitale, Bernard Cavanna (photo), infatigable défenseur du compositeur roumain Aurèle Stroë (1932-2008), organise un concert le 14 novembre à la Salle Cortot avec la violoniste Noëmi Schindler, le violoncelliste Christophe Roy, le pianiste Christophe Henry et l’ensemble 2e2m dirigé par Léo Margue.

 
 

Que représentent Aurèle Stroë et sa musique pour vous ?
 
Bernard Cavanna : La première fois que j’ai entendu sa musique, c’était en 1972 au Festival de Royan où était joué Canto II. Dans le paysage de la création contemporaine, c’était un véritable ovni. L’orchestre y est composé de douze formations de chambre hétéroclites, qui créent une texture hétérophonique, transparente, d’une couleur absolument inouïe. Il s’y déploie comme une longue mélodie populaire, dans un formidable glissement de l’extrême aigu à l’extrême grave. Pendant dix minutes, tout le public fut tenu en haleine. C’est d’abord cela la musique d’Aurèle Stroë : il part de la matière. Il n’a par exemple jamais composé pour l’effectif « Pierrot lunaire » qui reste aujourd’hui encore le modèle – économique et esthétique – dominant dans la musique pour ensemble. En France, aux États-Unis ou en Allemagne où il a vécu après sa fuite de Roumanie, il a largement été méprisé par la critique. Je pense qu’il faut le voir un peu comme on a reconsidéré  Janáček : la scène musicale est passée à côté d’un grand créateur.

 

Aurèle Stroë © DR

 
« Mon goût pour les orchestrations « déséquilibrées » vient assurément de lui »

 
Vous considérez-vous comme un héritier de sa musique ?
B. C. : Même quand je l’ai hébergé, à plusieurs reprises et assez longtemps, je n’ai jamais souhaité travailler avec lui dans une relation de maître à élève. Mais ce qui est certain, c’est que quand on vit auprès d’un tel génie, que l’on peut le voir à l’œuvre et suivre ses pensées, on en est forcément marqué. Mon goût pour les orchestrations « déséquilibrées » vient assurément de lui. Je compare souvent l’orchestration telle qu’il la conçoit comme le travail d’un sculpteur sur bois qui partirait d’un tronc dʼarbre fortement courbé, avec quelques branches éparses, des nœuds… Le matériau décide déjà un peu de la structure, oblige à aller vers certains territoires. On retrouve cet aspect dans ma Messe, un jour ordinaire qu’Aurèle aimait beaucoup : des cuivres, trois accordéons, un orgue, une harpe, un violon, une contrebasse…

 

Noëmi Schindler © Sophie Steinberger

 
« C’est un Paganini apocryphe et des modes de jeu de ragas complètement inventés »

 
Le disque paru chez L’Empreinte digitale est monographique. Le concert à la Salle Cortot s’ouvre à d’autres musiques. Pouvez-vous présenter ces deux programmes ?
 
B. C. : Dans Capricci & ragas, le concerto pour violon que j’avais commandé à Aurèle en 1990 pour Ami Flammer et le conservatoire de Gennevilliers, il y a évidemment une double référence à Paganini et aux musiques d’Inde du Nord. Mais c’est un Paganini apocryphe et des modes de jeu de ragas complètement inventés par Aurèle Stroë. Le concerto alterne des mouvements intitulés Paganiniana, denses et virtuoses, et Écoute fine, où les événements sont longuement exposés. C’est le quatrième mouvement, Écoute fine II, que l’on entendra à la Salle Cortot, ainsi que l’une de ses dernières pièces, la Fantasia quasi una sonata pour violoncelle, piano et synthétiseur, écrite pour le violoncelliste Christophe Roy, qui l’a beaucoup soutenu. Pohádka de Janáček et la Troisième Sonate pour violon et piano d’Enesco, ce sont un peu des références. Comme tout compositeur, Aurèle Stroë se rattachait à une tradition et en même temps s’en détachait, en cherchant une certaine complexité. Avec ma pièce Alte Musik, je cherche un peu les traces de « notre musique »,  qui me semble aujourd’hui menacée d’effacement ; cela prend la forme d’un thème de Bartók, mais enfoui, réduit à l’état de vestige, semblable au temple d’Apollon à Delphes : l’écho d’un chef-d’œuvre disparu.
 
Propos recueillis par Jean-Guillaume Lebrun, le 14 octobre 2025

 

 Désobéissance – 1CD L’Empreinte digitale/ ED 13264
 
Concert de sortie à la Salle Cortot le vendredi 14 novembre à 20h. Entrée libre. sallecortot.com/event/la-desobeissance-daurele-stroe-sortie-de-disque/
 
    
Photo © Sophie Steinberger
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