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Martin Baker et Thomas Trotter en récital à Notre-Dame – L’Angleterre à l’honneur – Compte-rendu
Signé en janvier 1860 – Cavaillé-Coll remet en mars son projet de reconstruction du grand orgue de Notre-Dame –, le Traité de libre-échange franco-britannique, dit Cobden-Chevalier, prévoit qu’à compter du 1er janvier de l’année suivante « les sujets de Sa Majesté la reine d’Angleterre et d’Irlande, venant en France, [seront] admis à entrer et à circuler sur le territoire de l’Empire sans passeport » (il est vrai que l’accord ne fut pas renouvelé en 1892, côté français, avec retour d’une politique protectionniste). À l’approche (?) du Brexit, et même si l’on peut imaginer que la musique saura en survoler les contraintes, Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris a pour ainsi dire pris les devants, invitant coup sur coup, deux mardis de suite, deux grands noms de l’orgue britannique – sur un total de sept récitals pour cette saison (concerts auxquels s’ajoutent les auditions hebdomadaires du samedi soir).
Martin Baker © DR
Le renom des organistes britanniques s’accompagne souvent d’une réputation de haute musicalité « tempérée » de perfection instrumentale, sous-entendu un peu froide : des virtuoses impeccables pour une émotion contenue, sans vent de folie. Nul doute que ces deux récitals auront contribué à faire vaciller un tel a priori. Le premier invité, le 29 janvier, était Martin Baker, depuis l’an 2000 Master of Music à Westminster Cathedral (cathédrale catholique de Londres). Ce vaste édifice néo-byzantin s’enorgueillit d’un Henry Willis III – l'un des plus beaux orgues symphoniques d'outre-Manche, relevé par Harrison & Harrison en 1984 – inauguré dès 1922, encore inachevé, par Marcel Dupré, lequel y revint en 1932 pour fêter l’orgue complété. On notera qu’à l’occasion des 80 ans de la mort de Charles Tournemire, du 8 décembre dernier jusqu’au 24 novembre prochain, une intégrale de L’Orgue mystique (1) est programmée en ce haut lieu de la capitale anglaise, soit 51 rendez-vous répondant aux 51 Offices du cycle – sans doute aura-t-on du mal à trouver l’équivalent en France.
Le récital de Martin Baker s’ouvre sur l’une des œuvres les plus transcrites du répertoire baroque, pour toutes sortes d’instruments, dont l’orgue naturellement : la Chaconne de la Partita n°2 pour violon seul BWV 1004 de J.S. Bach. Si Karol Mossakowski, le 25 octobre 2017, puis Shin-Young Lee, le 19 décembre dernier, en ont fait entendre à l’orgue Grenzing de Radio France la célèbre transcription (1909) d’Henri Messerer, c’est une autre version que Martin Baker proposa à Notre-Dame, signée Wilhelm Middelschulte (1863-1943). Ce Berlinois d’adoption fit carrière aux États-Unis (Busoni l’appelait « le Gothique de Westphalie à Chicago », où Virgil Fox fut son élève) et laisse une œuvre d’orgue se référant constamment à Bach – outre cette transcription publiée en 1912 et dédiée à Busoni (il réalisa également une version perdue pour orgue et orchestre à cordes), il adapta les Goldberg (1926). Cette Chaconne met en lumière les vives qualités, immédiatement perceptibles, de l’interprète : noblesse et clarté d’un discours musical plein d’allant et d’une merveilleuse continuité (ce qui ne va pas de soi pour une œuvre d’une structure aussi complexe), en vive adéquation aux proportions du lieu, appréhendé avec justesse, et aux possibilités de l’instrument, lui-même utilisé avec goût et maîtrise dans le sens d’un constant équilibre, sans recherche d’effets tout en optimisant l’infinie palette du plus grand orgue de France.
L’œuvre suivante a tellement fait partie des chefs-d’œuvre ressassés qu’on ne l’entend plus que rarement : la Cinquième Symphonie (en entier) de Charles-Marie Widor, pour un bonheur de chaque instant : lyrisme et poésie, puissance à bon escient, souplesse et agogique raffinée, animant le discours sans ostentation au bénéfice d’une vie intense, chaleureuse et superbement orchestrale par le biais de registrations subtilement conçues et réalisées – un chef-d’œuvre, effectivement. Jusqu’à la fameuse Toccata, sur un tempo vif mais vigoureusement contenu et inflexible, sans vent de folie assurément, mais d’une solidité permettant à l’incroyable cumul d’énergie distillée tout au long de ce mouvement perpétuel de conserver son impact, dans la décence et toujours sans effets déplacés.
Non pas en bis mais inscrite au programme, l’improvisation finale offre une grande respiration symphonique après la Toccata « motorique » de Widor. Débutant tel un paysage hivernal à la Sibelius, allant crescendo jusqu’à une chevauchée fantastique passant du mystérieux à l’angoissant, avec au passage de magnifiques sections sur mutations et jeux harmoniques, elle s’en revient momentanément au paysage hivernal du début, pour mieux s’élever, grandiose et solaire, vers la lumière.
Jean Guillou © Giampiero Del Nero
Avant le récital du mardi 5 février ont eu lieu en début d’après-midi à Notre-Dame, haut lieu des commémorations nationales convenant parfaitement pour l’hommage ainsi rendu, les funérailles de Jean Guillou, qui reposera finalement au Père Lachaise. Cérémonie d’une émouvante sobriété, avec participation de la Maîtrise de la cathédrale – et cet enchaînement digne du Maître de Saint-Eustache : lecture selon saint Jean, Évangile selon saint Jean, Passion selon saint Jean de Bach (chœur final Ruht wohl) – Bach également avec Alexander Kniazev au violoncelle, qui en 2013 a enregistré à Rome avec Jean Guillou les trois Sonates pour viole de gambe et clavier BWV 1027-1029, publiées par Augure (AUG 1305). Signalons que vient de paraître chez le même éditeur la toute dernière œuvre de Jean Guillou : Périple (qui brièvement s’intitula Mémoires), œuvre initiée à la fin des années 1970 et en perpétuelle métamorphose jusqu’à ces dernières années, créée en 2016 – son Opus 87 – par Vincent Crosnier à l’orgue Bonato (2013) de Villasanta (Milan), création dont témoigne un CD reprenant l’ensemble du programme du concert (AUG 1802). À la fin de la cérémonie à Notre-Dame, à l’invitation d’Olivier Latry et Philippe Lefebvre, les titulaires se devant de jouer les offices proprement dits, Jean-Baptiste Monnot, titulaire du Cavaillé-Coll de Saint-Ouen de Rouen, incarnant les disciples de Jean Guillou, fait entendre avec ferveur et une immense émotion sa musique : deux moments d’Hypérion ou la Rhétorique du feu op. 45 (1988).
Thomas Trotter © Patrick Garvey Management
En soirée, c’est Thomas Trotter (photo) que l’on entend en tribune, City Organist de Birmingham depuis 1983, autrement dit titulaire de l’orgue monumental érigé en 1834/1843 par William Hill au Town Hall (2) de la deuxième ville d’Angleterre, également Resident Organist du Symphony Hall, doté d’un grand orgue Klais inauguré en 2001 (3) – mais aussi, à Londres, organiste de St Margaret's, église paroissiale du palais de Westminster, à côté ou dans l’ombre de l’église abbatiale.
Son programme contraste par sa diversité avec celui de Martin Baker, réservant de jolies découvertes au public parisien et étranger fréquentant les concerts de la cathédrale (public d’une surprenante froideur ce soir-là, bien injustifiée), avec toutefois Bach également en ouverture : Pièce d’orgue BWV 572, d’une chantante ductilité dans les mouvements extérieurs, puissante mais savamment dosée dans la section centrale, avec dans l’ultime cadence du Très lentement conclusif un singulier retour en force d’anches et de mixtures, en guise de conclusion plus appuyée. Trois des Six Études en forme de canon de Schumann sont ensuite détaillées : Etwas schneller, tel un songe qui passe, délicieusement instrumenté, Innig dense mais toujours allant, jeu très lié à l’ardeur contenue, Nicht zu schnell à la rythmique bondissante, aux appogiatures mordantes, parfaites de timbre et de projection.
Thomas Trotter enchaîne sur une absolue rareté : Toccata, Villancico y Fuga op. 18 (1947), l’une des deux œuvres pour orgue du compositeur argentin Alberto Ginastera (1916-1983 – l’autre étant ses Variazioni e Toccata sopra Aurora lucis rutilat op. 52, 1980), triptyque créé à Buenos Aires en 1952 par Julio Perceval, son dédicataire. Hommage à Bach, comme il se doit et comme l’affirme par deux fois l’apostrophe initiale de la Toccata, évoquant instantanément celle en ré mineur BWV 565 de Bach, vaste construction suivie d’un Villancico en forme de chant populaire sublimé dans la douceur, puis d’une double fugue faisant intervenir le thème B.A.C.H., chromatique et torturé, la seconde fugue, plus animée, concluant en beauté : grande page de concert à même de mettre en valeur un instrument de choix. Autre rareté : les deux mouvements centraux, l’un et l’autre, bien que très différemment, d’une admirable fluidité, de la vaste (45’) Sonate en ut mineur (1936) de Percy Whitlock (1903-1946), découverte au disque en 2004 sous les doigts du regretté John Scott au moment où il quittait la cathédrale St Paul de Londres pour St Thomas de New York, sur la Cinquième Avenue : Canzona sur fonds doux, avec solo d’anche et contre-chant en écho, Scherzetto vif-argent, suprêmement élégant et raffiné, élégiaque et mouvant, Thomas Trotter suggérant à Notre-Dame la beauté des jeux orchestraux de l’orgue romantique et symphonique anglais.
On se souvient qu’en novembre 2017 (« Week-end Orchestres en Fête »), Baptiste-Florian Marle-Ouvrard avait offert L’apprenti sorcier de Paul Dukas dans la transcription de Lionel Rogg (4). Ce 5 février, Thomas Trotter fait entendre son propre arrangement, les versions pour orgue d’œuvres orchestrales occupant une place de choix dans son répertoire de virtuose. Moment éblouissant et hautement suggestif, aussi foncièrement fidèle à l’orchestre de Dukas que puissamment organistique, trouvant plus qu’à tout autre moment du récital l’instrument idéal à Notre-Dame. C’est sur l’une de ses œuvres de prédilection que Thomas Trotter referme son programme : Prélude et Fugue sur B.A.C.H. de Franz Liszt, d’une indéfectible rigueur, jamais le virtuose n’empiétant sur le musicien, avec notamment une Fugue émergeant des limbes particulièrement éloquente.
Les trois derniers récitals d’orgue (ou avec orgue pour le tout dernier) de la Saison 2018-2019 de Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris auront lieu les 19 mars : « Bach et l’Italie » par Johann Vexo (titulaire adjoint de l’orgue de chœur et titulaire du grand orgue de la cathédrale de Nancy) ; 9 avril : Michael Schönheit, organiste du Gewandhaus de Leipzig ; enfin 7 mai : Jean-Pierre Leguay, avec la Maîtrise et des Instrumentistes du Conservatoire de Paris – au programme : Messiaen, Jolivet et Leguay.
Michel Roubinet
Paris, Cathédrale Notre-Dame, 29 janvier et 5 février 2019
(1) westminstercathedralchoir.com/news-and-events-detail.php?Tournemire-at-Westminster-Cathedral-115
(2) www.thsh.co.uk/town-hall/the-town-hall-organ
(3) www.klais.de/m.php?sid=13
(4) www.concertclassic.com/article/orchestres-en-fete-met-lorgue-lhonneur-la-philharmonie-de-paris-un-multivers-de-mondess
Sites Internet
Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris
www.musique-sacree-notredamedeparis.fr
Martin Baker
www.westminstercathedralchoir.com/organists-detail.php?Martin-Baker-1
Thomas Trotter
www.patrickgarvey.com/artists/thomas-trotter.html
Photo © Patrick Garvey Management
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