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Marion Grange et Michaël Levinas en récital à l’ECUJE – La joie, on n’en a pas tous les jours – Compte-rendu
Depuis cette saison, l’ECUJE – Espace culturel et universitaire juif d’Europe, situé au 119 rue Lafayette – propose une programmation de musique classique, qui vient s’ajouter aux concerts de jazz et aux autres manifestations présentées par cette institution. La salle du sous-sol possède une acoustique tout à fait favorable et offre une ambiance feutrée, les concerts étant (au moins en partie) éclairés par des bougies. Le répertoire est bien sûr chambriste : instrumentistes en solo, duo, trio ou davantage, mais aussi voix et piano. En décembre, Cyrille Dubois y interprétait son Winterreise avec Anne Le Bozec. Et en ce mois de mai, la soprano Marion Grange y chantait Schumann et Michaël Levinas, avec le compositeur au piano.
La première partie était consacrée à L’Amour et la vie d’une femme, cycle – dont les dernières mesures du dernier lied reprennent le thème du premier, conformément à la définition du genre - conçu sur les poèmes de Chamisso. Dans cette interprétation, ce qui frappe tout d’abord, c’est l’extrême retenue dont fait preuve Michaël Levinas accompagnateur : si les lieder plus vifs sont animés comme il convient, les tempos sont très mesurés pour les plus lents, étirant à plaisir certaines notes, en accord avec la soprano qui y trouve l’occasion de mettre en valeur un timbre jamais pris en défaut dans les extrêmes de la tessiture. On ne sera pas surpris de cette complicité entre la soliste et son pianiste : les deux interprètes ont déjà donné ce programme en août 2022 au festival de la Chaise-Dieu.
Mais la collaboration de Marion Grange avec Michaël Levinas est plus ancienne, puisqu’elle remonte au moins à 2017 et à la création du La Passion selon Marc, une passion après Auschwitz, où la soprano était l’une des deux voix féminines, avec Magali Léger. Cette Passion incluait dans sa dernière partie deux textes de Paul Celan, et Michaël Levinas a décidé de ne pas en rester là. En 2019, au festival Messiaen au pays de la Meije, Marion Grange avait donné en première mondiale quatre mélodies sur des poèmes de Celan. En 2020, quatre autres s’y sont ajoutées, pour une création au temple protestant du Chambon-sur-Lignon. A cette première version pour voix, harpe et piano a succédé une version pour voix et piano. Et si Frauenliebe und Leben faisait alterner les joies et les souffrances d’une femme aimée, mais comme dit Golaud, « la joie, on n’en a pas tous les jours », et tout légèreté semble à jamais envolée avec Espenbaum de Levinas, dont les poèmes viennent eux aussi « après Auschwitz ».
Tantôt très discrètement soutenue par le piano, tantôt a cappella, Marion Grange s’investit pleinement dans ces mélodies âpres. L’intensité de l’expression n’est parasitée par aucun maniérisme moderniste, la seule exception étant peut-être ces R excessivement roulés par moments. La voix s’élance librement dans ces pages dont l’art dissimule la complexité, et l’avant-dernière mélodie multiplie des volutes qui rappellent le Richard Strauss des Quatre Derniers Lieder, dans une atmosphère plus tragique que nostalgique, toutefois.
Chaleureusement applaudis, les artistes proposent en guise de bis la seule œuvre qui puisse venir après ces chants tourmentés : le Kaddish de Maurice Ravel.
Laurent Bury
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Paris, ECUJE, 22 mai 2024 ; prochaines manifestations de la saison : deux récitals de piano, avec Carine Gutlerner le 5 juin et David Bismuth le 26 juin // www.ecuje.fr/
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