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Lucia di Lammermoor à l’Opéra de Paris – Irrésistiblement Pretty … et pas que – Compte-rendu

Même si l’on ne serait maintenant pas contre une nouvelle proposition de mise en scène à l’Opéra National de Paris pour cette œuvre de Donizetti, celle d’Andrei Serban, vingt-et-un ans plus tard, n’a pas vraiment pris de ride, preuve de la pertinence et de l’intelligence de ce spectacle qui assume le parti pris, presque au-delà de l’intention première du metteur en scène, d’une lecture résolument sociétale : Lucia est la femme aculée, avilie et sacrifiée sur l’autel des nécessités de l’ordre établi masculin. On ne prétend pas refaire ici l’analyse et le débat sur les transpositions et autres relectures (1), mais on constate avec plaisir que le brouhaha réprobateur des premières années de cette mise en scène s'est tu.
Le regard des spectateurs d’aujourd’hui, les anciens et les nouveaux, a manifestement évolué, plus volontiers interrogé et touché par cette dramaturgie qui laisse une Ecosse de légende et ses kilts au vestiaire au profit d’une arène austère et cruelle, surplombée par les gradins des gardiens attentifs de l’ordre social, la même symbolique sacrificielle et voyeuriste d’ailleurs également utilisée par Willy Decker, en plus dépouillé et acéré, pour Lulu en 1998 puis Traviata en 2005. Entre deux scènes, certains chuchotent bien encore leur confusion devant cette histoire de fatal mariage forcé au milieu d’un enchevêtrement changeant d’agrès et de passerelles mobiles au milieu de cet hémicycle indistinctement gymnase, casernement ou asile psychiatrique de la fin du XIXème siècle, mais la clarté de la ligne directrice, la qualité et la puissance évocatrice des images finissent par l’emporter ... et frappent encore d’émotion les habitués pas blasés.
 

 © Sébastien Mathé - OnP

La force émotionnelle et la grande qualité de cette production doit également beaucoup au chef Riccardo Frizza qui fait de cette énième reprise d’une œuvre de fond de répertoire autre chose, bien autre chose, qu’une mise en place de routine avec l’orchestre qui a déjà ses marques, si ce n’est ses habitudes, dans la partition. Direction trop sage et réservée ? Non, plutôt dégraissée de toute boursouflure débridée pour ne faire ressortir que la palpitation de la musique plutôt que le ronron et le flonflon qui la guettent facilement. Possiblement au prix d’un brin de frustration pour l’orchestre tenu la plupart du temps une nuance en dessous de l’habitude.
Et le résultat est là, magnifique, à quelques très rares et oubliables exceptions près. Et les plans sonores, le relief des pupitres et le dessin de la musique apparaissent, d’une émouvante clarté, comme si l’on entendait davantage, comme si l’on entendait de nouvelles choses, de nouveaux recoins sensibles dans ces pages. Grâce à ce travail et à l’inestimable maîtrise de la balance de Riccardo Frizza, l’orchestre chante comme il sait si bien chanter et, maître de ses épanchements, trouve une véritable intimité expressive avec les chanteurs, et quels chanteurs !
 
 

© Sébastien Mathé - OnP

On attendait évidemment avec impatience la Sud-africaine Pretty Yende dans le rôle-titre pour sa deuxième apparition à Paris après sa pétulante Rosina dans le Barbier de Séville la saison dernière dans la même salle. Lauréate 2011 du concours Operalia, la richesse de sa jeune carrière est à la mesure de son talent, et c’est déjà sa troisième Lucia après Capetown en 2013 et le Deutsche Oper Berlin en 2015.
Elle se révèle tout simplement captivante de vitalité, sans une once d’affectation. Sa Lucia est d’une absolue fraîcheur juvénile, tenace jusqu'au bout de ses forces et sa folie tient plus de l'échappée que de l'abandon. C'est peut-être d'ailleurs la seule chose qui manque à sa composition, un éclair d'effroi et un soupçon d'abandon supplémentaires. Mais qu'importe, car l'insolente beauté et la sûreté de sa voix enchantent sans réserve. Son timbre riche et pommelé et son agilité belcantiste épanouie font des miracles, et elle se paye - ou plutôt nous offre - le luxe d’un rarissime contre mi bémol radieux dans "Verranno a te sull’aure" en plus des deux autres habituels au dernier acte. Mais on n'est pas qu'à la parade des trilles battus serrés et des aigus fièrement dardés ; la musicienne est toujours là, qui colore et sait, sur la longue cadence accompagnée d' "Il dolce suono", laisser entendre la hantise, la douceur et la félicité en quelques mesures de vocalises.
 
Luxe des belles productions, l'ensemble du plateau est remarquablement homogène, à la hauteur de la tenante du rôle-titre et, joie des soirées réussies, les voix se marient bien. Il y a les courtes mais belles prestations de Gemma Ní Bhriain en Alisa et Yu Shao en Normanno. Il y a la voix percutante, convaincante et très prometteuse de l'Arturo d'Oleksiy Palchykov, formé à l'Atelier Lyrique de l'Opéra de Paris, et celle profondément sombre et large, parfois un tantinet brumeuse, de Rafal Siwek, chapelain glaçant et manipulateur. On retrouve avec plaisir Piero Pretti, lui aussi pour la deuxième fois in loco, Edgardo rempli de l'énergie du désespoir, aussi fougueux que stylé, voix parfaitement conduite, puissance impressionnante et parfaitement maitrisée. Enfin, tout aussi impressionnant, Artur Ruciński déploie la colère rageuse d'Enrico. Noirceur du caractère et netteté du chant, la voix claque et commande mais sans aboyer ni perdre le phrasé et on admire au passage la longueur de souffle et les aigus généreux somptueusement couverts du baryton, une vraie leçon.
 
Ils se donnent ensemble corps et âme. Impétueux et accablés, ils dépassent la démonstration d’athlétisme vocal et tissent un drame fiévreux qui nous chavire et nous laisse frissonnants d’émotion lorsque le rideau tombe sur cette reprise éclatante.
 
Philippe Carbonnel

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(1) Sujet très bien nourri par l’Avant-Scène Opéra dans ses numéros 241 et 289
 
 
Donizetti : Lucia di Lammermoor – Paris, Opéra Bastille, 23 octobre 2016, prochaines représentations (changements dans la distribution) les 26, 29 octobre, 4, 8, 11, 14 & 16 novembre 2016 / www.concertclassic.com/concert/lucia-di-lammermoor-3
 
 
Photo © Sébastien Mathé – OnP

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